Une brève histoire des colorants utilisés en microscopie optique

L'emploi de colorants est indissociable de la pratique de la microscopie, à tel point qu'il est difficile de se représenter un microscopiste à l'œuvre sans imaginer sur son plan de travail, en plus du microscope lui-même, flacons et fioles en grand nombre. Effectivement, lorsqu'ils sont suffisamment amincis pour laisser passer la lumière, la très grande majorité des spécimens placés sous l'objectif d'un microscope ne présentent en effet pas de colorations intrinsèques, et le faible niveau de contraste entre les différentes structures fait que l'observateur ne peut finalement rien distinguer, ou presque. Le même phénomène se produit lors de l'étude de cellules individuelles, que ce soit des cellules végétales séparées d'une tige ou d'une racine par dilacération, ou des microbes étalés sur une lame. Très rapidement, les premiers micrographes ont ressenti le besoin de colorer ce qu'ils souhaitaient observer, pour créer du contraste là où il est absent, et par la même, rendre visible l'invisible. Cette étape, qui consiste à faire agir sur le spécimen à étudier une petite quantité de substances colorantes, est l'une des plus satisfaisantes pour le microscopiste. Voir l'objet se parer de couleurs différentes au bout de quelques minutes, ou apercevoir enfin, après une longue série d'étapes et un dernier lavage, un tissu ou un organe subtilement délimité par des tons attractifs est souvent l'expression d'une certaine maîtrise, et la promesse d'un grand plaisir lors de l'observation. Comme si, à force de persévérance et de manipulations un peu ésotérique de produits aux noms compliqués, les secrets si bien gardés de la Nature baissaient la garde, et acceptaient enfin de se dévoiler.

Contemporain et némésis d'Isaac Newton, Robert Hooke (1635 - 1703) a joué un rôle immense dans l'histoire de la microscopie. En utilisant l'un des premiers microscopes composés, il réalisa une multitude d'observations, et publiera en 1665 un véritable chef-d'oeuvre superbement illustré de gravures sur cuivre, Micrographia. Hooke y décrit notamment les cavités géométriques (ci-dessus) qu'il découvre dans des tranches fines de liège (et qu'il appelle cellules), et dévoile l'utilisation d'un colorant pour teindre des poils et de la laine (probablement le premier jamais utilisé en microscopie). Robert Hooke n'était pas seulement un excellent micrographe : c'était également un physicien, un mécanicien, un géologue et un architecte de génie, et ses talents artistiques n'étaient clairement pas en reste. L'une de ses biographies est d'ailleurs intitulée : "l'homme qui en savait trop". La grande animosité de Hooke ne contribua cependant pas à sa popularité dans la bouillonnante Londres du 17e siècle, et même encore aujourd'hui, son influence dans l'histoire des sciences demeure considérablement sous-estimée (crédit photo : © domaine public).

Historiquement, les premiers colorants ont été tirés d'êtres vivants, comme le bois de campêche dans le cas des hématoxylines, ou de la cochenille pour le carmin, pour ne citer que les plus connus. Les avancées réalisées en chimie permirent cependant bientôt la fabrication d'une avalanche de substances colorantes, obtenues à partir des goudrons de houille. Roche sédimentaire très riche en carbone, la houille provient de l'enfouissement d'organismes végétaux, et de la transformation de la matière organique dont ils étaient composés sous l'effet combiné de la chaleur et de la pression. Lors de sa distillation, elle libère des vapeurs qui se condensent sur les parois froides des hauts fourneaux en formant un dépôt visqueux et complexe que l'on nomme goudron. Cet amalgame comporte une multitude d'hydrocarbures (des molécules dont le squelette est formé par des atomes de carbone et d'hydrogène), dont l'aniline, brique qui servi de base à la synthèse d'innombrables colorants synthétiques. Dès qu'ils deviendront disponibles, ces derniers élargiront considérablement l'horizon des microscopistes, et permettront de réaliser de nombreuses découvertes.

Aujourd'hui, il est généralement très facile de réussir une coloration. Dans le domaine de la botanique, la coloration de sections de tiges, de racines ou de feuilles avec le couple safranine/vert rapide, ou l'Etzold (un colorant triple composé d'un mélange de fuchsine basique, de chrysoidine et de bleu astral, qui aboutit à des colorations très vives et variées), est pratiquement impossible à rater. En histologie animale, quelques essais suffissent généralement à un débutant pour obtenir un résultat satisfaisant avec le célèbre couple hématoxyline/éosine, et des colorations spéciales, particulièrement élaborées, peuvent également être menées à bien en utilisant des kits commerciaux, qui renferment la totalité des produits nécessaires à la procédure, ainsi qu'une notice détaillée. Cependant, il suffit de sortir un peu des sentiers battus, et de s'essayer à fabriquer soit même un colorant particulier à partir d'une substance première (comme par exemple la cochenille dans le cas du carmin), ou encore de se lancer dans des combinaisons originales avec les composés artificiels pour découvrir que la coloration est en fait une pratique très ardue.

Si elle expose inéluctablement à des échecs peu glorieux, l'utilisation créative de colorants pour la microscopie est une activité hautement recommandée, non seulement pour les professionnels, mais encore et surtout pour les amateurs. Celle-ci permet non seulement de comprendre viscéralement la somme de difficultés à laquelle ont fait face les pionniers, mais également de renouer avec des pages peu connues de l'histoire de l'humanité, tant la recherche et l'utilisation de substances colorantes remonte en fait à loin. Comme nous aurons l'occasion de le découvrir, il existe ainsi de nombreux liens entre les colorants utilisés en microscopie et l'activité, millénaire, qui consiste à essayer de teindre des tissus avec des substances colorées les plus attractives possible. Une plongée dans l'histoire des colorants en microscopie permet également de croiser et de faire connaissance avec des personnages originaux, dont les destinées souvent étranges ne peuvent laisser indifférent (Sir John Hill ou Robert Hooke viennent ici immédiatement à l'esprit). Il ne sera pas question ici de faire un hors sujet et d'aborder leur biographie, d'autant que le sujet est particulièrement vaste (certains personnages ont fait l'objet de plusieurs ouvrages biographiques très complets et détaillés), mais le lecteur intrigué aura tout intérêt à approfondir de lui-même la question, et y trouvera sans nul doute beaucoup de plaisir.

Cette page se propose de parcourir brièvement l'histoire fascinante de la découverte et de l'utilisation des colorants en microscopie et en microbiologie, depuis les premiers essais et en laissant de côté à la fin les colorants fluorescents. Elle ne saurait être exhaustive, étant donné que le sujet traité possède une immense ampleur dès que l'on commence à creuser, mais elle donnera peut-être au lecteur quelques pistes, en traitant de colorants qui ont eu une importance significative dans l'histoire de la microscopie, de l'histologie et de la microbiologie, et qui, plus important encore, ont survécu à l'épreuve du temps. Les plus curieux seront libres de compléter leurs connaissances sur le sujet en effectuant des recherches personnelles. Aucune recette et procédure de coloration n'y sera donnée (à part pour la coloration de Gram), et pour ceux qui débutent, un épilogue en forme de glossaire explicitera les principes fondamentaux de la coloration en microscopie (notamment la coloration simple, double et triple, ainsi que le mordançage et la différentiation).

Les pionniers

Tout comme, dans l'histoire de la microscopie, il est impossible de savoir qui a véritablement assemblé et inventé le premier instrument digne de s'appeler microscope, il est également difficile de dire précisément de quand date la première utilisation concrète d'un colorant en microscopie. Historiquement, il est tout à fait possible que le grand Robert Hooke lui-même (1635 - 1703) puisse être crédité de la première application d'un colorant à un objet en vue de pouvoir procéder à son étude avec un microscope. Dans son chef d'œuvre paru en 1665, Micrographia, Hooke indique effectivement avoir coloré des poils et de la laine, sans préciser toutefois la nature de la substance colorante.

Dans l'histoire des colorants, un autre nom très célèbre apparaît également très rapidement. En 1719, le hollandais Antoni van Leeuwenhoek (1632 - 1723) relate l'utilisation d'une solution de safran pour pouvoir observer plus facilement un échantillon de tissu musculaire en lumière transmise avec l'un de ses microscopes simples à lentille unique. Bien que les illustrations qui accompagnaient ses rapports ne montrent que peu de détails ayant un intérêt histologique, il s'agit sans doute bel et bien de la première utilisation d'un colorant appliqué à l'étude d'un tissu biologique.

Quelques années plus tard, son confrère le botaniste et anatomiste Frederik Ruysch (1638 - 1731) introduit dans des vaisseaux sanguins humains une mixture colorée faite d'un mélange de suif, de paraffine et de cinabre (un sulfure de mercure d'un rouge intense) pour pouvoir les scruter plus facilement au microscope. Cette technique dite d'injection deviendra un outil majeur dans la trousse des anatomistes, et donne encore de nos jours de magnifiques résultats.

En 1744, le naturaliste genevois Abraham Trembley (1710 - 1784), dont les travaux sur les hydres sont restés dans l'histoire, parvient à colorer de voraces polypes d'eau douce dans une multitude de tons (orange vif, rouge cramoisi, vert ou noir). Il parvenait à ce résultat en nourrissant les hydres avec des proies naturellement colorées (comme par exemple des planaires noires), dans ce qui représente probablement la première tentative de coloration vitale de toute l'histoire de la microscopie.

Aussi belliqueux et peut-être incompris que Robert Hooke, Sir John Hill (1716-1775) était un scientifique aux intérêts multiples et un écrivain particulièrement talentueux. Non content d'avoir mis au point le premier microtome, il fut également un précurseur dans l'utilisation des colorants en microscopie, notamment en employant de manière inventive le carmin en botanique (crédit photo : © Wikipedia).

A ce stade, certaines expérimentations dans le domaine de la botanique commencent à devenir particulièrement intéressantes. En 1733, le scientifique et jésuite français Nicolas Sarrabat (1698 - 1739) dispose des tiges de végétaux dans le jus coloré d'une plante (Phytolacca), de manière à pouvoir suivre à l'œil nu la montée et la distribution du colorant naturel dans les vaisseaux du système vasculaire. Il remarque que ce dernier parvient sans peine jusqu'à l'extrémité des feuilles, et qu'il se propage également dans les étamines. Il note aussi que le cortex des racines apparaît de façon d'autant plus net que ces dernières sont de petits diamètres. En 1758, le botaniste Georg Reichel (1721 - 1771) emploie le même type de technique, cette fois-ci pour observer le phénomène avec un microscope, et non pas uniquement à l'œil nu. En plongeant des plantes avec et sans racines, avec et sans fleurs dans un liquide coloré, il parvient à souligner en rouge vif les vaisseaux spiralés, tandis que le bois ressort dans une gamme de tons similaires mais moins intenses, et que le parenchyme prend une coloration jaune-orangé. Reichel, comme Sarrabat, constate que la sève irrigue la totalité de la plante.

Mais c'est surtout l'excentrique et fascinant Sir John Hill (1716-1775) qui va réaliser les contributions les plus remarquables. En trempant des échantillons de bois dans une solution d'alun, puis en les laissant sécher avant de les transférer dans de l'alcool (désigné à l'époque sous le nom poétique d'esprit-de-vin), Hill fut sans doute le premier micrographe à concevoir une méthode permettant de fixer, de durcir et de préserver des objets biologiques. Du côté des colorations, vers 1770, Hill avait également mis au point une solution tinctoriale alcoolique de cochenille filtrée, dans laquelle il trempait des tiges de plante. Une fois que le liquide rouge était monté dans les vaisseaux, il réalisait des coupes dans la partie supérieure des tiges qui n'avaient pas été en contact direct avec la solution de carmin, probablement avec l'un des modèles de microtome dont il est l'inventeur. Plus impressionnant encore, Hill fut sans doute le premier micrographe à tirer parti du mordançage, un mécanisme qui consiste à renforcer considérablement l'action d'un colorant en l'additionnant d'un élément métallique. Pour se faire, Hill commençait par disposer les tiges végétales dans une solution d'acétate de plomb pendant quelques jours, avant de les transférer dans un mélange de jus de citron et d'orpiment (un sulfure d'arsenic arborant une belle couleur jaune-orangé). Les tiges prenaient alors rapidement une coloration brun sombre. Durant ses études en botanique, Hill employa également une technique qui s'apparente à celle de l'injection, en imprégnant du bois avec de la paraffine colorée.

Plusieurs expérimentations d'avant-garde mettent en œuvre des colorants vitaux (comme nous le verrons plus bas, ceux-ci seront rapidement abandonnés au profit des colorants nécessitant ou provoquant la mort cellulaire, pour être finalement redécouverts au début du 20e siècle). Nous avons déjà cité Trembley, qui colorait d'une façon on ne peut plus naturelle des hydres avec des proies colorées. En 1838, le naturaliste allemand Christian Ehrenberg (1795 - 1876) s'était rendu compte que s'il dispersait, dans des cultures d'infusoires, des particules d'indigo et de carmin, celles-ci finissaient par passer à l'intérieur des protozoaires. Pour Ehrenberg, il était clair que l'action colorante n'était pas due à une simple absorption passive, mais à un mécanisme plus complexe d'ingestion volontaire qui impliquait les infusoires eux-mêmes, ce qui le rendait d'autant plus fascinant. Tout se passait en effet comme si les créatures avalaient les éclats d'indigo et de carmin en même temps que d'autres particules organiques nécessaires à leur alimentation. Effectivement, seules certaines structures globulaires à l'intérieur des infusoires ressortaient colorées (ce que nous appelons les vacuoles alimentaires), tandis que d'autres restaient translucides.

Le carmin, qui fut longtemps le seul colorant utilisé en microscopie, est extrait d'un insecte minuscule, la cochenille (crédit photo : © Philippe Labrot).

Dix années plus tard, en 1849, les botanistes allemands Johann Göppert (1800 - 1884) et Ferdinand Cohn (1828 - 1898) employèrent le carmin et un extrait de racines de garance (dont provient l'alizarine) pour tenter de mieux comprendre les mouvements (que l'on nomme aujourd'hui cyclose) de certains organites (les chloroplastes, qui n'étaient pas encore connus sous ce nom) à l'intérieur des cellules d'une algue verte d'eau douce (Nitella flexilis). Ils estimaient que les organites en question, à l'instar des infusoires libres, devaient forcément posséder des cils pour pouvoir se déplacer ainsi de manière aussi vivace à l'intérieur des cellules, cils qu'ils espéraient rendre visible par une coloration. Étant parvenu à insérer des particules colorantes dans une cellule dont la paroi avait été rompue, les deux compères cherchèrent à voir ces dernières s'agiter sous le battement incessant de supposés cils. A la place de quoi ils s'aperçurent un peu étonnés et déçus que les granules chlorophylliens prenaient le colorant.

En 1851, désireux d'étudier de plus près l'épithélium (constitué de cellules ciliées) bordant la colchée (la structure de l'oreille interne assurant l'audition), le médecin italien Alfonso Corti (1822 - 1876) réalisa de nombreux tests, non seulement avec une solution alcoolique de carmin, mais également avec des réactifs dont l'action est non pas colorante, mais fixatrice. Pour figer les cellules dans un état qui soit le plus proche de celui du vivant, Corti employa notamment de l'acide chromique, de l'acide acétique ou encore du chlorure de mercure (appelé à l'époque sublimé). Après de multiples essais, il était parvenu à obtenir une coloration différentielle, grâce à laquelle les noyaux ressortaient de manière particulièrement nette par rapport à d'autres éléments cellulaires et extracellulaires.

Au vu de ses propriétés, le carmin continua à être de plus en plus utilisé dans les études microscopiques. Le botaniste allemand Robert Hartig (1839 - 1901) en fit grand usage avec le monde végétal. De manière révélatrice, dans l'une de ses publications parues en 1854, Hartig ne prend même pas au début du texte la peine d'appeler le carmin par son nom : il le désigne simplement comme étant "le colorant". A l'époque, le carmin était effectivement la seule substance colorante couramment utilisée en microscopie. Reprenant les études de Göppert et Cohn citées plus haut, Hartig confirma que les granules chlorophylliens fixaient effectivement le carmin, ainsi que d'ailleurs d'autres substances, comme par exemple l'encre, le sulfate de cuivre ou encore le cinabre. Surpris par la rapidité de l'action colorante ainsi que par son intensité, Hartig interpréta l'action du carmin comme une preuve que les granules chloroplastiques devaient jouer, dans les cellules végétales, un rôle situé entre l'assimilation de substances et leur excrétion. Si cette conclusion se révélera erronée, Hartig notera d'autres faits importants, comme par exemple le fait que le carmin ne peut colorer le noyau d'une cellule qu'une fois celui-ci morte. Il prédit également, avec énormément de justesse, un avenir brillant aux colorants en microscopie, et ce alors même qu'à cette époque, comme nous venons juste de le mentionner, seul le carmin était employé.

Le carmin de la cochenille

Des cochenilles aux solutions colorantes en passant par les poudres, le carmin ne cache jamais rien de son intensité (crédit photo : © Philippe Labrot).

Dans la littérature dédiée au sujet, le premier colorant phare de la microscopie, le carmin, est inéluctablement lié à l'anatomiste et professeur allemand Joseph von Gerlach (1820 - 1896), pionnier dans le domaine de l'histologie et de la microphotographie. Dans les textes, Gerlach est souvent crédité (vraiment à tort, comme nous venons de le voir) de la première utilisation d'un colorant en microscopie. Gerlach doit cette réputation avantageuse quoi qu'usurpée à un accident couramment évoqué. En 1858, il laisse par mégarde tremper durant une nuit une tranche de cervelet préalablement fixée au bichromate de potassium dans une solution ammoniacale diluée de carmin. Le lendemain, sous le coup d'une intuition, le scientifique décide d'observer le résultat de son étourderie, et bien lui en prend. Sous le microscope, il se rend compte que les cellules nerveuses et les fibres apparaissaient étonnamment bien individualisées.

Penché sur son microscope, Gerlach comprend alors que contre une certaine logique, il est en fait bien plus préférable d'utiliser non pas des solutions concentrées, mais au contraire des solutions diluées, pour obtenir des colorations différentielles, grâce auxquelles certains éléments ressortent colorés et d'autres non (ou d'une manière beaucoup moins intense). Pour faciliter les colorations, il introduit la technique de la gélatine colorée au carmin, toujours utilisée de nos jours pour teinter les grains de pollen. Au cours de sa fructueuse carrière, Gerlach démontrera que sur des tissus morts, le carmin peut faire ressortir de manière particulièrement intense le noyau cellulaire, tandis que le cytoplasme et le matériel extracellulaire sont bien moins affectés. Comme le botaniste Robert Hartig, il remarque que le carmin ne montre aucune efficacité sur les tissus et cellules vivantes. Convaincu du rôle fondamental que pourraient jouer les colorants dans le domaine de la microscopie, et là encore comme Hartig, il ne cessera de recommander leur usage et étude, en leur prédisant également un futur plus que prometteur.

D'où vient donc le fameux carmin, tant prisé par les premiers microscopistes et encore très couramment utilisés de nos jours ? Comme on peut l'imaginer, à cette époque, l'immense arsenal de la chimie n'étant pas encore disponible, les premiers colorants étaient tous tirés du monde naturel, de plantes ou d'animaux, ou encore de minéraux. Le premier colorant ayant joué un grand rôle dans l'histoire de l'humanité n'est autre que l'indigo, un pigment extrait d'un ensemble de plantes appartenant à la famille des Fabacaea, et regroupés sous le genre Indigofera. L'utilisation du pigment de l'indigotier remonte à l'Antiquité, et il y a déjà 3000 ans, les égyptiens l'employaient avec extase pour teindre des tissus et vêtements.

Très tôt, les couleurs seront recherchés par les puissants. Par définition rares et délicats à extraire, les premiers colorants sont effectivement vite réservés à une élite, qui en exhibant leurs effets chromatiques sur des vêtements et parures, trouve là un moyen imparable d'affirmer puissance et position. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que durant des périodes de pénurie, la convoitise pour les colorants a été jusqu'à déclencher des guerres. Conflits et colorants riment en effet très bien, comme le prouve l'exemple tristement célèbre de l'alizarine, un colorant rouge extrait de la racine de la garance, Rubia tinctorum. En 1829, Charles X estime que la garance irait à ravir à l'armée française, et décide de teindre en rouge les képis et les pantalons de ces soldats (rendant ces derniers très visibles sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, avec les conséquences associées).

Le safran est un colorant naturel extrait des stigmates d'une variété de crocus. Une fois séchés (flacon de gauche), les stigmates sont réduits en poudre, et cette dernière est épuisée par de l'alcool absolu pour donner une jolie solution jaune orangé. Le safran fut utilisé très tôt en microscopie, notamment par Leeuwenhoek. Aujourd'hui, il sert toujours en histologie pour colorer de manière élective les tissus conjonctifs. Les stigmates utilisés pour réaliser cette photographie ont été achetés par l'auteur lors d'un séjour au Maroc, les principaux producteurs de safran étant cependant l'Iran, l'Inde et la Turquie (crédit photo : © Philippe Labrot).

L'orcéine tirée de lichens dits à orseille (Lecanora, Rocella) qui permet notamment de colorer les chromosomes ou les fibres élastiques des tissus conjonctifs, l'orcanette extraite des racines d'une plante méditerranéenne (Alkanna tinctoria) qui fait merveille pour teinter les lipides, huiles essentielles et résines, ou encore le fameux safran, obtenu à partir d'une fleur, constituent d'autres exemples de colorants fournis par la Nature (plus précisément par le règne végétal), et qui demeurent pour certains d'emplois courants.

Disons quelques mots du safran. Il s'agit d'une épice rare, très prisée en cuisine, et qui fait souvent l'objet de vulgaires contrefaçons (le safran acheté en supermarché n'est ainsi bien souvent qu'un mélange d'épices communes vendues sous une fausse appellation). Le véritable safran est extrait des stigmates d'une fleur appartenant à la famille des Iridacées, le Crocus sativus. Cette espèce, qui ne peut se reproduire que par voie végétative à cause de sa triploïdie, possède pourtant des fleurs pourpres absolument magnifiques, formées de six tépales violettes entourant trois étamines jaunes ainsi qu'un pistil aux stigmates écarlates proéminents. Ce sont ces appendices qui sont prélevés avec précaution, séchés, puis réduits en une poudre fine. Il faut en moyenne 150 000 fleurs pour produire un kilogramme de safran, ce qui explique le prix élevé au gramme de ce composé hors du commun.

Pour une utilisation microscopique, la poudre de safran produite au mortier doit être reprise dans de l'alcool absolu, et sa dissolution (qui n'est jamais complète) accélérée par un chauffage à 56°C pendant 24 à 48 heures. Le liquide obtenu, d'un beau jaune/orangé, est ensuite filtré et utilisé comme tel. Le safran en solution alcoolique continue d'être employé en histologie pour teinter sélectivement les tissus conjonctifs après une coloration hématoxyline/éosine.

Mais revenons à notre carmin, qui a donc lui aussi une origine naturelle. Lorsqu'ils débarquent au Mexique au 16e siècle, les espagnols découvrent qu'aztèques, Incas et Mayas portent une grande estime à un pigment rouge appelé nochexti, dont ils se servent pour teindre les tissus, peindre toute sorte de motifs sur les murs, les vases et la peau, ou encore orner les morts. Au-delà de l'or, l'Espagne y voit là une autre source de pouvoir, et en cachant jalousement le secret de sa production, elle tentera de garder le plus longtemps possible le monopole du carmin en Europe. Ainsi, sur les exploitations, la présence de visiteurs étrangers est interdite, tandis que l'exportation de cochenilles est prohibée. En 1704, en ayant la possibilité d'examiner un fragment de cochenille sous l'un de ses microscopes, Leeuwenhoek découvre que contrairement à ce que l'Espagne crie haut et fort à qui veut l'entendre, le carmin ne proviendrait pas d'une graine végétale, mais plutôt d'un insecte (comme nous l'avons mentionné, Leeuwenhoek s'est servi du safran dans ses aventures microscopiques, mais l'usage du carmin par ce géant de la microscopie n'est en lui-même pas certain).

Le secret du carmin, c'est la cochenille, un groupe d'insectes minuscules très semblables à des pucerons, et qui affectionnent notamment les cactus et les figuiers de barbarie dont ils sucent la sève pour se nourrir. Pour se défendre contre des prédateurs, notamment les fournis, les femelles très placides synthétisent en masse de l'acide carminique, et accumulent ce composé en une telle quantité qu'il finit par représenter jusqu'à 20 % du poids sec de l'insecte. Recouvert d'une poudre cireuse blanche, leur tégument masque cependant la couleur rouge. Possédant une forme lenticulaire ou circulaire, les femelles mesurent entre 4 et 6 mm de long. Dans la production du carmin, le mâle, dont le corps est ailé et qui est de bien plus petite taille, n'est pas employé (il semble cependant aussi paresseux que les femelles : il est incapable de se nourrir, et pour trouver des partenaires à féconder, il choisit de marcher plutôt que de voler).

La structure chimique de l'acide carminique extraite de la cochenille, principe colorant du carmin (crédit photo : © Wikipedia).

Cultivées en masse sur des cactus appelés nopals (Opuntia ficus-indica), les femelles de la cochenille connaissent un destin peu enviable. Une fois récoltées (il en faut environ 70 000 pour obtenir 500 g de carmin), elles sont desséchées et écrasées avant d'être ébouillantées. Le pigment, d'un rouge cramoisi très intense, est ensuite précipité, lavé et séché. Le produit commercial, désigné sous le terme carmin, regroupe en fait une grande variété de composés, qui résultent généralement de l'union de l'acide carminique avec de la chaux, de l'alumine ou encore des albuminoïdes.

En microscopie, le succès du carmin s'explique par une combinaison de facteurs, notamment une grande facilité d'utilisation, et l'obtention de colorations vives et permanentes, qui (sauf exception) ne s'altèrent ni ne faiblissent pas au cours du temps. Il est utilisé sous une multitude de formulations, qui témoignent des très nombreux essais et tentatives réalisées par les pionniers de la microscopie : on trouve ainsi des solutions ammoniacale, boracique, chlorhydrique, aluné (aluminique), alcoolique et aqueuse. La première coloration double jamais mise au point dans l'histoire de la microscopie emploie également le carmin : c'est le picro-carmin (un mélange d'acide picrique et de carmin) de Schwartz (1867).

Très utile pour teinter et révéler les noyaux cellulaires, le carmin permet également de colorer en rose la cellulose de la paroi des cellules végétales, et les dépôts de glycogène des cellules animales. Il fait également merveille pour colorer en masse les tissus dissociés, les petits animaux entiers et les embryons. Son importance dans les études de cellules individuelles (cytologie) ne peut être sous-estimée : les travaux conduits par Flemming en 1874 sur les œufs d'Andonta, par Hertwig en 1876 sur la fécondation des ovules d'oursins, et par van Beneden (1883) sur la fertilisation, la division et l'évolution d'œufs d'ascaris sont là pour le prouver. Historiquement, il était aussi très prisé pour les injections.

Comme c'est le cas pour bien d'autres substances colorantes, le carmin n'est cependant pas exempt de problèmes. Au cours de la longue histoire de son utilisation, ses pratiquants ont ainsi été confrontés à de multiples reprises aux problématiques vexantes de pureté et de qualité des produits de base. Ces soucis, qui sont caractéristiques des substances extraites d'organismes vivants, sont moindres avec les produits de synthèse, bien qu'ils ne disparaissent pas pour autant. Comme souvent, l'influence des fixateurs doit aussi être prise en compte dans l'action du colorant. Ainsi, les tissus fixés avec du formol seul, de l'acide chromique ou osmique, se colorent mal, tandis qu'une fixation à l'acide picrique (ou le sublimé) permet souvent d'aboutir à des colorations magnifiques.

L'hématoxyline, le maître de tous les colorants

Si le carmin s'est assuré une certaine réputation dans l'histoire de la microscopie, il ne pourra cependant jamais éclipser le maître de tous les colorants, l'hématoxyline, qui est probablement la substance la plus emblématique de l'histologie, la science de l'étude des tissus vivants au microscope.

L'hématoxyline est extraite du bois de campêche. Utilisée depuis plus d'un siècle, et malgré l'omniprésence des colorants de synthèse, elle demeure indétrônable en histologie (crédit photo : © Philippe Labrot).

Substance naturelle découverte peu après la synthèse du premier composé d'aniline, l'hématoxyline est extraite du bois de campêche (Haematoxylum campechianum), un arbre tropical originaire du Mexique. Elle se montre particulièrement efficace pour colorer la chromatine des noyaux cellulaires, qui se parent alors d'une très jolie teinte allant d'un bleu profond à un noir d'encre. Elle permet également de mettre en évidence d'autres organites ou substances cellulaires, comme les mitochondries, le réticulum endoplasmique rugueux et les ribosomes, le collagène et les fibres élastiques, la myéline, les mucines acides, ou encore la structure en bandes des muscles striés. Fonctionnant quelque soit le fixateur, l'hématoxyline est un colorant électif, très stable, qui autorise de surcroît des colorations doubles ou triples généralement très démonstratives et esthétiques.

Utilisée en microscopie depuis plus de 100 ans, il est probable que l'hématoxyline ne soit jamais remplacée. La première tentative de coloration à l'hématoxyline daterait de 1758, et dans l'un des ouvrages qu'il publie en 1852, le célèbre microscopiste anglais John Thomas Quekett (1815 - 1861) mentionne déjà les propriétés colorantes du bois de campêche pour teinter des matériaux translucides. Pour ce colorant, les choses commencent à devenir concrètes en 1863, lorsque l'anatomiste allemand Heinrich von Waldeyer (1836 - 1921) effectue des premiers essais avec de l'extrait aqueux du bois de campêche. Ceux-ci ne sont cependant pas bien convaincants, et pour cause : dans l'action de l'hématoxyline, la présence d'un mordant est essentielle.

De l'importance d'un mordant en coloration

Deux années plus tard, en 1865, Franz Böhmer, qui a discrètement noté que dans l'industrie textile l'alun (un sel double de sulfate d'aluminium) est très utilisé comme mordant pour augmenter la capacité d'imprégnation des colorants, décide de traiter des pièces histologiques avec un mélange d'hématoxyline et d'alun. Comme nous l'avons déjà signalé, il existe un lien étroit entre l'activité consistant à teindre un tissu, et la coloration en microscopie. Même si les principes physiques et/ou chimiques associés aux colorations étaient initialement inconnus (ce n'est que plus tard que les mécanismes d'action seront découverts et investigués), le savoir-faire accumulé dans le domaine de la teinturerie était en fait plus ou moins directement applicable aux travaux microscopiques.

Une bouteille, ancienne mais très jolie, d'hématoxyline (crédit photo : © Philippe Labrot).

Böhmer découvre que lorsqu'elle est mélangée à l'alun, l'hématoxyline acquière une puissance colorante bien supérieure à celle de la simple solution aqueuse. Cette découverte est absolument essentielle : en présence d'un élément métallique, l'hématoxyline forme en effet une substance appelée laque, qui est à la base du pouvoir colorant de la presque totalité des solutions d'hématoxyline qui seront imaginées et employées.

Dans les formulations d'hématoxyline, le mordant le plus courant est l'aluminium (Al3+). Ce métal peut être incorporé sous la forme de plusieurs sels, comme des sulfates, de l'alun ammoniacal (sulfate double d'aluminium et d'ammonium), ou encore de l'alun potassique (sulfate double d'aluminium et de potassium). En 1886, Benda propose de remplacer l'aluminium par du fer (Fe3+), une idée qui aboutira à l'invention de formulations très intéressantes, comme celles du pathologiste allemand Carl Weigert (1845 - 1904), de l'ophtalmologiste américain Frederick Verhoeff (1874 - 1968) ou encore de l'anatomiste allemand Martin Heidenhain (1892). Ces hématoxylines ferriques, notamment la dernière, permettent de réaliser des colorations spectaculaires et très sélectives, non seulement des noyaux ou des chromosomes (qui, colorés en noir, ressortent très bien sur un fond clair), mais également des bandes des fibres musculaires striées, et même des mitochondries. Elles sont également à privilégier lorsque l'acide picrique doit être employé, les formulations utilisant l'aluminium se décolorant alors (la laque d'aluminium palissant et finissant par prendre une vilaine teinte brunâtre). Historiquement, le pouvoir de mordançage d'autres éléments métalliques fut investigué : chrome, cuivre, plomb, vanadium, ou encore tungstène et molybdène.

L'innovante laque aluminique de Böhmer n'est cependant pas le fin mot de l'histoire, et pour ce qui est de la complexité parfois intimidante à l'œuvre derrière la simple action de colorer, l'hématoxyline constitue un très bon exemple. En 1891, le zoologiste allemand Paul Mayer (qui passa la majeure partie de sa carrière à Naples en Italie) est le premier à comprendre véritablement le mécanisme d'action de l'hématoxyline. Lorsqu'il est extrait du bois de campêche, ce composé se présente en effet sous la forme de cristaux incolores, éventuellement légèrement jaunis par la présence d'impuretés. Or les solutions d'hématoxyline qui fonctionnent en microscopie possèdent un aspect bien différent : ce sont des liquides très sombres et colorés, qui vont du brun rouge intense au violet marqué. D'où vient cette différence entre le composé initialement extrait du bois de campêche et les solutions d'hématoxyline ayant un intérêt pour la biologie ?

Hématoxyline et hématéine

Mayer découvre que pour pouvoir agir, l'hématoxyline doit être oxydée pour donner naissance à un composé de couleur brun/rouge, appelé hématéine, qui est le véritable principe colorant œuvrant en coulisse. Historiquement, plusieurs techniques ou substances furent utilisées pour oxyder l'hématoxyline en hématéine, avec des résultats plus ou moins heureux. Les plus anciennes formulations d'hématoxyline, comme celles proposées par Françis Delafield (1841 - 1915) et Paul Ehrlich (1854 - 1915) reposaient simplement sur l'oxydation de l'hématoxyline par l'oxygène de l'air. Un mélange d'hématoxyline et de son mordant, l'alun de fer, était laissé dans un flacon obturé par un simple tampon de coton, ou par un bouchon vissé de manière lâche. Le processus d'oxydation était lent, et demandait plusieurs semaines sinon plusieurs mois avant d'aboutir à une solution fonctionnelle, ce qui fait que cette façon de procéder fut graduellement abandonnée au profit d'autres méthodes moins aléatoires, plus rapides et efficaces.

La structure chimique de l'hématoxyline (en haut) et de sa forme oxydée, l'hématéine (en bas), principe actif véritable des colorations à l'hématoxyline (crédit photo : © Wikipedia).

Des formulations incorporant des agents chimiques doués de pouvoir oxydant furent donc mises au point. L'une des plus célèbres, signée Henry Harris (1867 - 1926), comportait de l'oxyde de mercure, un composé hélas hautement toxique. Celles qui résistèrent à l'épreuve du temps et qui sont employées actuellement incorporent généralement de l'iodate de sodium comme oxydant (la formulation de Harris, toujours vendue, a aussi été modifiée en conséquence, l'oxyde de mercure étant remplacée par l'iodate de sodium).

En général, la quantité d'iodate de sodium ajoutée par les fabricants n'assure l'oxydation que d'une partie seulement de l'hématoxyline (la moitié environ). La quantité restante est effectivement destinée à s'oxyder lentement au cours du temps, de manière à prolonger la durée de vie des solutions d'hématoxyline. L'hématéine a en effet la fâcheuse tendance à continuer à s'oxyder en oxyhématéine, qui ne possède aucun pouvoir colorant. Ainsi, au bout de quelques années, les solutions d'hématoxyline perdent toute efficacité, et doivent alors impérativement être remplacées. L'oxydation inéluctable de l'hématéine explique également pourquoi les solutions d'hématoxyline ne sont pas directement préparées avec ce composé (qui est pourtant bel et bien disponible sous une forme purifiée), ce qui simplifierait pourtant les choses en éliminant l'étape initiale d'oxydation.

Comme nous l'avons vu, l'hématéine seule ne suffit pas, et pour pouvoir agir, cette dernière doit impérativement être couplée à un mordant. Le principe colorant d'une solution d'hématoxyline est donc de l'hématéine lié à un élément métallique, l'ensemble formant un complexe appelé laque. Ce fait implique que la terminologie retenue pour désigner l'hématoxyline, l'un des colorants les plus employés en microscopie, est en réalité impropre. Plutôt que de parler d'hématoxyline, on devrait bel et bien parler de laque d'hématéine. Paul Mayer s'est d'ailleurs battu à ce sujet, et sa formulation se nomme Hémalun de Mayer. Cependant, par abus de langage, le terme hématoxyline est resté, et passé dans l'usage courant.

Il est fascinant de noter que même à notre époque, la structure exacte de la laque d'hématéine, ainsi que son mécanisme d'action, font toujours l'objet de suppositions. Il a ainsi été proposé que le complexe hématéine-Al3+ se fixe sur les protéines chargées positivement qui sont associées à l'ADN (les histones), mais des recherches plus récentes laissent penser que son affinité concernerait directement l'ADN (via les atomes de phosphate chargés négativement), et non les histones. Les liaisons mises en œuvre ne seraient cependant pas uniquement électrostatiques, mais covalentes. Le complexe hématéine-Al3+ serait bien dans un premier temps attiré par les charges négatives des groupements phosphate de l'ADN, mais des liaisons permanentes, bien plus stables, se mettraient ensuite en place, ce qui expliquerait la très grande stabilité dans le temps des colorations à l'hématoxyline (contrairement à d'autres colorations qui finissent invariablement par pâlir ou ternir). L'existence de liaisons covalentes n'a cependant pas été démontrée de manière définitive, ce qui illustre encore une fois une vérité concernant les colorants : leurs mécanismes d'actions, découverts de manière bien souvent empirique, restent même encore aujourd'hui entourés de zones d'ombre, et sujets de questionnement.

Suivant les formulations, d'autres composés sont souvent ajoutés aux solutions d'hématoxyline. On trouve ainsi des alcools, qui servent à stabiliser les liquides en empêchant le développement bactérien, mais surtout à augmenter la solubilité de l'hématéine dans l'eau. Qu'elle soit ou non liée à un ion métallique, l'hématéine a effectivement tendance à précipiter, ce qui explique le film irisé aux reflets métalliques que l'on peut souvent observer à la surface des flacons. Des acides peuvent être inclus, comme par exemple l'acide acétique dans la série des hématoxylines de Gill, ou l'acide citrique dans le cas de l'hémalun de Mayer. L'acidification de l'hématoxyline permet de colorer les noyaux d'une manière plus sélective et précise, tout en réduisant la coloration des éléments de fonds.

Mentionnons encore un autre aspect subtil de la coloration à hématoxyline, le bleuissement. Après passage dans les bains d'hématoxyline, les objets et tissus ressortent généralement avec une teinte rouge/brun. Si, après lavage rapide à l'eau distillée, on plonge les spécimens en question dans un liquide alcalin (eau du robinet basique, eau additionnée de bicarbonate de soude, de carbonate de lithium, solution tampon, etc.), un virage dans des tons bleu noir, bien plus esthétiques et contrastés, se produit alors. Comme bien d'autres colorants, l'hématoxyline est en effet sensible au pH (c'est à dire à la plus ou moins grande acidité ou alcalinité des solutions), un paramètre trop souvent ignoré et qui peut facilement faire ou défaire une coloration. Aucun protocole de coloration ne devrait d'ailleurs être réalisé sans que l'importance du pH n'ait d'abord été étudiée.

Coloration progressive et régressive

Selon leur principe, les solutions d'hématoxyline permettent d'effectuer des colorations dites soit régressives, soit progressives. Comme son nom l'indique, dans une coloration progressive, le colorant est laissé au contact des tissus pendant une durée variable. Plus le temps de coloration sera important, plus la coloration sera intense. En jouant simplement sur le temps de coloration, et après quelques essais, on peut ainsi parvenir facilement et d'une façon assez automatique au résultat désiré. A l'inverse, dans les colorations dites régressives, les tissus sont dans un premier temps surcolorés par une solution concentrée du colorant, qui teinte alors avec zèle la presque totalité des éléments. Dans une seconde étape, dite de différentiation, qui peut se révéler délicate, l'excès de colorant est ôté grâce à un liquide différentiateur, sauf au niveau des régions d'intérêt (par exemple les noyaux cellulaires). Historiquement, la première différentiation à l'alcool de tissus colorés préalablement à l'hématoxyline a été réalisée par Böttcher en 1869.

L'éosine est le contre-colorant le plus utilisé dans les colorations à l'hématoxyline. Contrairement à l'hématoxyline qui est extraite du bois de campêche (à gauche), l'éosine est un colorant artificiel fabriqué à partir de goudrons de houille. Cousin de la fluorescéine, ce composé existe en deux variétés : l'éosine Y (qui tire sur le jaune) et l'éosine B, plus rouge (crédit photo : © Philippe Labrot).

La différentiation, qui a généralement lieu dans le cas des colorations à l'hématoxyline avec une solution d'alcool faiblement acidifiée, doit être finement contrôlée, et peut exiger de multiples vérifications au microscope, coûteuses en temps, et qui augmentent de plus le risque d'abîmer par mégarde les tissus au cours des manipulations (comme par exemple lors du retrait de la lamelle que l'on a mis en place pour pouvoir procéder aux observations). Si la différentiation est trop timide, le résultat sera décevant, le contraste atteint entre les différents éléments à visualiser n'étant pas suffisant. Au contraire, si la différentiation est trop agressive, la décoloration peut devenir totale, réduisant à néant l'effort de coloration. Mais lorsqu'elles sont menées de manière experte, d'une main de maître dirons-nous, les techniques régressives offrent la possibilité d'aboutir à des résultats remarquables, en fournissant des colorations très contrastées (noyaux et chromosomes apparaissant parfaitement colorés et très bien individualisés sur un fond parfaitement clair, très peu teinté).

On ne peut conclure sur l'hématoxyline sans mentionner la très célèbre contre-coloration à l'éosine, dans laquelle les coupes de tissus colorés via l'action de l'hématéine sont ensuite plongées dans un bain d'éosine, qui va colorer les éléments n'ayant pas retenu le premier colorant (comme le cytoplasme, le collagène, etc.) dans une gradation de tons allant de l'orange au rose. Mise au point entre 1875 et 1878 par A. Wissowzky, la coloration hématoxyline/éosine reste, encore aujourd'hui, la technique de coloration de routine la plus utilisée par tous les laboratoires de recherche ou de diagnostic (anatomo-pathologie) de la planète.

Presque dès son apparition, l'hématoxyline s'est imposée comme un colorant phare en histologie animale (et dans une moindre mesure en histologie végétale), et ce succès ne s'est jamais démenti depuis, y compris de nos jours et ce malgré la découverte de techniques d'investigations des tissus et cellules bien plus complexes et puissantes. Signe de son importance, l'hématoxyline est encore aujourd'hui disponible sous de nombreuses formulations (plus d'une dizaine), adaptées à différents usages, et qui peuvent parfois intimider le débutant. On peut ainsi citer ou citer à nouveau l'hématoxyline de Delafield (1885), l'hématoxyline d'Ehrlich (1886), l'hémalun de Mayer (1891), l'hématoxyline de Harris (1900), le glychémalun de Carazzi, les hématoxylines de Gill, ou encore les hématoxylines ferriques de Weigert (1904), Verhoeff ou encore de Heidenhain (1892).

Au cours de l'histoire, plusieurs interruptions dans l'exploitation du bois de campêche ont conduit à des pénuries en hématoxyline, mais aucune des alternatives alors proposées par les chimistes pour remplacer ce colorant (comme la braziline, une molécule homologue extraite d'un arbre du brésil) n'ont pu déloger l'hématoxyline de son trône. Extrêmement conservateurs par nécessité, les histologistes et anatomo-pathologistes ont effectivement freiné des quatre fers, jugeant que l'expérience acquise au cours des décennies avec l'hématoxyline dans les diagnostics médicaux était devenue un socle irremplaçable, et que les éventuels changements de comportement d'une nouvelle molécule colorante présentaient des risques jugés trop importants pour les patients. Comme le carmin, la qualité des solutions d'hématoxyline fut longtemps difficile à contrôler, et des efforts importants de standardisation durent être entrepris de manière à obtenir des résultats reproductibles, un aspect fondamental en anatomo-pathologie. Si le microscopiste amateur ne sera pas tenu par ces contraintes dans son travail expérimental et exploratoire, il devra toutefois être attentif à la fraîcheur des solutions qu'il achètera, étant donné que plus une solution est ancienne, plus le risque sera grand que l'hématéine ait perdu définitivement son pouvoir colorant.

La corne d'abondance des couleurs d'aniline

 

"Quel contraste entre ce produit noir, poisseux, infect, et les matériaux purs qu'on peut en tirer et qu'on parvient à transformer diversement de façon à les convertir en une pléiade de matières colorantes qui possèdent, à l'état sec un éclat irisé, rappelant celui des feuilles de cantharides, et, à l'état de dissolution, les teintes les plus riches de l'arc-en-ciel"

Charles Adolphe Wurtz (1817-1884), médecin et chimiste français

 

Comme nous venons de le voir, il fut un temps ou le carmin, tiré d'un organisme vivant, était le seul colorant employé en microscopie. Autre substance naturelle, l'hématoxyline, utilisée pour la première fois dans les années 1860, a connu un singulier destin. Cependant, si l'on met de côté ces deux exceptions, il n'est pas exagéré de dire que l'importance des composés naturels dans le domaine de la coloration en microscopie fut brutalement et définitivement stoppée par la mise au point des premiers colorants de synthèse.

L'aniline, un cycle benzénique sur lequel un hydrogène a laissé la place à une fonction amine (-NH2) est la brique de base d'un catalogue incroyablement riche de substances colorantes qui ont joué un rôle majeur dans l'histoire de la microscopie, de l'histologie, de la cytologie et de la microbiologie (crédit photo : © Wikipedia).

Dans la littérature, la date à laquelle le petit empire des colorants naturels vacilla est toujours lié à la synthèse de la mauvéine par le chimiste anglais William Henry Perkin (1838 - 1907), alors que ce dernier n'avait que ... 18 ans. Cependant, de nombreuses substances organiques possédant des capacités colorantes avaient été découvertes bien avant cette date clé.

Tout commence d'une certaine manière avec la découverte en 1825 du benzène par Michael Faraday (1791 - 1867). Ce composé est une molécule phare de la chimie : formé de six atomes de carbone unis ensemble pour aboutir à ce que l'on nomme un cycle, il est le plus simple des produits dit aromatiques. Si l'on regarde la formule chimique de tous les colorants dont il va être question ici (ce que nous ne ferons cependant pas, de manière à ne pas effrayer les lecteurs quelque peu fâchés avec la chimie), on s'apercevrait que ces derniers renferment tous un plus ou moins grand nombre de cycle benzénique (ou aromatique). Pour pouvoir former un anneau hexagonal, les atomes du carbone partagent entre eux un certain nombre d'électrons, qui sont alors impliqués dans des liaisons covalentes et qui ne peuvent plus bouger. Dans un cycle, et contrairement à bien d'autres molécules, un petit nombre d'électrons parviennent cependant à demeurer libres : ils sont dits délocalisés, car ils peuvent circuler à leur guise en tournant sur l'ensemble de l'anneau formé par les atomes de carbone. Or, dans des molécules possédant plusieurs cycles benzéniques, ou des cycles rendus plus complexes par l'incorporation d'autres atomes que ceux du carbone, ces électrons vont absorber certaines parties du spectre lumineux, rendant ainsi les molécules colorées.

Les premières molécules colorantes de synthèse ont été fabriquées avant même que l'on comprenne l'importance du benzène et de ses dérivés (aniline, phénol, etc.). Ainsi, en 1740, en traitant un extrait d'indigo naturel par une solution concentrée d'acide sulfurique (dans une réaction dite de sulfonation), Barth fabrique du bleu de Saxe (indigocarmin). La murexide, un colorant à destination de l'industrie textile, fut inventé par Scheele en 1776 puis redécouvert par Prout en 1818. Un autre exemple marquant est celui de l'acide picrique (trinitrophénol). Ce composé, qui se présente à l'état solide sous la forme de jolis cristaux jaunes, a été découvert en 1771 par Peter Woulfe, qui par accident avait fait réagir de l'acide nitrique sur de l'indigo. Excellent fixateur et colorant, toujours très utilisé encore aujourd'hui en microscopie et en histologie, l'acide picrique sera aussi employé pour teindre des textiles, même si son utilisation restera dans ce domaine confidentielle (les tons jaunes n'étant pas les plus recherchés). Sous forme solide, l'acide picrique est également un explosif puissant (c'est la mélinite des obus de la première guerre mondiale).

En 1842, Leigh montre que le benzène est un constituant du goudron de houille, cette huile visqueuse qui se dépose dans les hauts fourneaux lors de la distillation de la houille, comme nous l'avons vu en introduction. Mais le goudron de houille renferme également un autre dérivé du benzène, l'aniline. Le nom de cette molécule est une référence directe au terme arabe utilisé pour désigner l'indigo, annil (l'aniline pouvant être extraite en distillant à sec de l'indigo sur de la chaux). L'aniline n'est pas autre chose qu'un benzène (molécule dont le squelette est donc composé de six atomes de carbone unis entre eux pour former un hexagone) au niveau duquel l'un des atomes de carbone a remplacé son hydrogène par un groupement amine (-NH2). Combinée de multiples manières, cette brique de base va permettre à une foule de chimistes inventifs de créer un inventaire absolument vertigineux de colorants de synthèse, qui vont jouer un rôle considérable à la fois dans l'industrie du textile, mais également en microscopie et histologie. Ceux-ci continuent d'ailleurs même encore aujourd'hui à être désignés sous le terme générique de "couleurs d'aniline".

Dès 1833, en faisant agir de l'hypochlorite de sodium sur de l'aniline isolée de goudron de houille, Friedlieb Runge (1795 - 1867) assiste à l'apparition d'un produit bleu (qui s'avérera être un intermédiaire de la mauvéine, dont il va être question plus bas). Le même chimiste obtiendra en 1834 de l'acide rosolique. Hélas, ce dernier, comme le colorant bleu précédant, ne s'avèrera pas avoir un quelconque intérêt pratique. C'est à ce stade de l'histoire que rentre en scène William Henry Perkin. Né en 1838, le jeune Perkin montre très vite une passion dévorante pour la chimie, à tel point qu'il installe à 17 ans dans la maison de son père un véritable petit laboratoire. Sur une idée de son professeur August von Hofmann (1818 - 1892) - un nom célèbre dans l'histoire de la chimie - Perkins se lance dans une entreprise particulièrement ambitieuse : celle de synthétiser de la quinine, un anti-paludéen extrait naturellement de l'écorce du quinquina - à partir du naphtalène (il faudra en fait attendre 1944, soit 90 ans après les essais de Perkin, pour que cette synthèse aboutisse).

Quelques exemples des couleurs d'aniline utiles en microscopie. De gauche à droite : bleu de méthylène, bleu de toluidine (un colorant métachromatique), violet de gentiane, safranine, bleu astral, rouge neutre, vert brillant, éosine Y et orangé G (crédit photo : © Philippe Labrot).

Les premiers essais se révélant décevants, Perkin décide de simplifier le composé de base, en remplacant le naphtalène par l'aniline. Il obtient alors un dépôt goudronneux d'aspect un peu funeste. A cette époque, les chimistes s'intéressaient surtout aux composés capables de former des cristaux, et les dépôts de type goudron étaient ignorés et rejetés, car on les pensait sans grande valeur. En suivant un instinct clairement inhabituel qui va jouer un grand rôle dans sa vie, Perkin décide cependant de s'intéresser à son composé de synthèse, en commençant à suspecter son intérêt en tant que colorant. Il fait part de sa découverte et de ses aspirations à son professeur, mais Hofmann déconseille fortement à Perkin de continuer sur une lancée qu'il juge scabreuse. Il estime qu'à cause de son très jeune âge, de son manque d'expérience non seulement en chimie, mais également dans le domaine des procédés industriels, Perkin n'a pas grande chance d'aboutir, et risque de perdre son temps en poursuivant des futilités. Pourtant, le jeune homme est persuadé qu'il tient là quelque chose, et il parvient à se montrer suffisamment convaincant pour entraîner sa famille avec lui, notamment son père, qui va investir l'épargne familiale dans l'affaire, et son frère, qui possède une certaine expérience des affaires. En 1856, un brevet (qui sera ensuite invalidé) pour la synthèse de la mauvéine est déposé, la société Perkin & Sons est fondée, et six mois après la construction d'une usine, en décembre 1857, les premiers barils de pourpre d'aniline sont officiellement livrés à un teinturier. William Henry Perkin aura eu parfaitement raison de faire confiance à son intuition : son colorant, la mauvéine, fera de lui le fondateur de l'industrie teinturière, et lui apporta richesse et gloire. Possédant un pouvoir colorant immense, le mauve de Perkin sera fabriqué en quantités industrielles et employé massivement pour colorer textiles et papiers.

L'orangé G est un colorant de synthèse acide qui complète à merveille l'action de l'éosine, et qui rentre dans la composition de plusieurs trichromes (crédit photo : © Philippe Labrot).

La synthèse de la mauvéine va initier un effort de recherche phénoménal pour tenter de créer et de mettre au point des principes colorants qui soient les plus efficaces, et les plus rentables, possibles. Cette période frénétique (dont la description sort du cadre de cette page) commença par des expérimentations empiriques (faites d'essais partant dans toutes les directions), avant de devenir plus raisonnée dans un second temps, à mesure que les chimistes commençaient à saisir les ressorts et principes sous-jacents à la nature colorante des molécules. Dans cette histoire, l'Allemagne joua un rôle majeur, et la possibilité pour les scientifiques allemands d'acquérir facilement de nombreuses molécules colorantes novatrices explique les avancées considérables qu'ils réalisèrent dans le domaine de l'histologie, de la cytologie et de la microbiologie, et leur place dans les livres d'histoire.

Dès que l'intérêt des couleurs d'aniline pour la microscopie fut connu, un nombre impressionnant d'investigateurs de tous bords se lancèrent dans une course effrénée pour la gloire. Quiconque parvenait à trouver avant tous les autres "le colorant" pouvant permettre de colorer et de mettre en évidence tel élément avec la plus grande efficacité possible était en effet assuré de figurer dans les manuels et livres d'histoire. Un nombre incalculable d'essais était donc réalisé dès qu'une nouvelle molécule colorante, même la plus confidentielle, faisait son apparition dans les catalogues de plus en plus volumineux des industriels. Des protocoles plus ou moins compliqués, plagiant parfois de manière grossière les travaux de prédécesseurs, étaient mis au point. L'idée poursuivie par certains était que plus la technique se montrait sophistiquée, en multipliant les étapes, les réactifs et les manipulations, plus on pouvait estimer que la procédure était le fruit d'une longue réflexion et d'une impressionnante quantité d'essais. Les manuels pratiques de l'époque regorgeaient donc de recettes en tout genre, dans lesquelles il n'est parfois pas bien difficile de déceler avec le recul des incohérences grossières, ou des étapes ne servant strictement à rien. Les mains tendues devant la corne d'abondance des couleurs d'aniline, très nombreux étaient ceux qui rêvaient de prestige et de reconnaissance, oubliant que dans le domaine des colorants aussi, tout n'est que vanité. Que ce soit parmi les molécules colorantes ou les découvreurs, bien peu résisteront au caractère implacable de l'épreuve du temps. Il est d'ailleurs savoureux de constater que les plus grandes découvertes arriveront par hasard ou accident, et reposeront sur des mécanismes qui même encore aujourd'hui, restent énigmatiques et incompris.

La structure chimique du bleu de méthylène. Colorant vital à faible dose et antiseptique à concentration plus forte, il a rendu d'excellents services en microscopie, notamment pour la coloration des bactéries et des tissus nerveux (crédit photo : © Wikipedia).

Il n'est pas possible de donner ici la liste proprement vertigineuse des colorants synthétisés à partir de l'aniline, et l'on se contentera donc d'évoquer dans les paragraphes qui vont suivre les plus célèbres, sachant que certains noms seront immédiatement reconnus, même par le microscopiste amateur débutant. Qui, en effet, n'a jamais entendu parler du bleu de méthylène, ou de l'éosine (qui continue à être vendue en pharmacie comme antiseptique) ? De manière à alléger le texte le plus possible, et selon la théorie du génie des colorants Paul Ehrlich (abordée plus loin), nous rangerons ici par commodité (et au risque de faire hurler quelques puristes) les colorants dans deux grands groupes : celui des colorants basiques (qui possèdent globalement une forte affinité pour les noyaux cellulaires acides) et les colorants acides (qui aiment surtout se lier avec le cytoplasme et autres structures basiques).

Parmi le premier groupe, celui des colorants basiques, se trouvent le bleu de méthylène (1876, très utilisé pour colorer les noyaux des cellules, les protozoaires et bactéries et à ne pas confondre avec le bleu de méthyle, qui est un colorant acide), le vert de méthyle (très apprécié pour la coloration des noyaux), la thionine, le bleu de toluidine (le plus connu des colorants métachromatiques, qui prennent des tons différents en fonction des éléments cellulaires auxquels ils se lient), la safranine, le violet de gentiane, le violet de méthyle, le cristal violet (très employé en bactériologie, voir la coloration de Gram), le vert d'iode (qui rentre dans la formulation du carmino-vert de mirande, coloration très employée en botanique en France), ou encore la fuchsine basique (1858, également très utile en bactériologie).

Du côté des colorants acides employés en microscopie, on trouve l'acide picrique (un colorant qui est également un excellent fixateur), la fuchsine acide, le vert lumière et le vert intense (très bien adaptés à une contre-coloration après la safranine), le bleu de méthyle (connu sous le nom de Bleu coton lorsqu'il est mélangé au lactophénol, il s'agit d'un colorant phare en mycologie), le bleu d'aniline (1862, que l'on retrouve dans de nombreux trichromes), l'orangé G (un colorant plasmatique très précis mais peu intense), et le plus connu de tous, l'éosine (1871), colorant protoplasmique par excellence.

Qu'ils soient acides ou basiques, les poudres colorantes peuvent être dissoutes dans de l'eau, de l'alcool, ou encore des solutions phéniquées, formolées ou anilinées qui vont amplifier leurs actions. Dans l'histoire de la microscopie, Beneke fut le premier à employer les couleurs d'aniline en 1862, et ces dernières vont rapidement jouer un premier rôle d'importance en microbiologie.

La coloration de Gram et autres colorations utilisées en bactériologie

Les quatre réactifs nécessaires à la coloration de Gram : le colorant violet (ici du violet cristal), la solution de mordançage (liquide de Lugol), la solution alcoolique de différentiation et enfin le contre-colorant (ici de la safranine). Le gram n'est pas une coloration plus salissante qu'une autre, mais pour une raison étrange cela reste un vrai challenge d'en terminer un sans avoir le bout des doigts de toutes les couleurs (Crédit photo : © Philippe Labrot).

Historiquement parlant, la bactériologie a énormément tiré parti des couleurs d'aniline, bien plus que du carmin ou de l'hématoxyline. De nombreux chercheurs allemands de renom (comme Robert Koch, Friedrich Loeffler, Carl Weigert, Paul Erhlich) s'étaient rendu compte que les composés synthétiques fournis par l'industrie allemande florissante permettaient de colorer rapidement, de manière intense et reproductible, de nombreuses espèces de bactéries. Ainsi, en 1881, Paul Ehrlich emploie le bleu de méthylène avec succès pour colorer des germes bactériens. La coloration la plus intéressante et la plus célèbre de la microbiologie reste cependant la coloration de Gram, qui, quelque soit ses variantes, met en œuvre un colorant violet (généralement du violet de gentiane ou du cristal violet) et un colorant rouge (fuchsine basique ou safranine), avec une différentiation au milieu.

Le microscopiste amateur n'aura sans doute que peu l'occasion de s'essayer à la coloration de nombreuses espèces de bactéries. S'il y a encore quelques décennies, il était tout à fait possible de se procurer les milieux de culture nécessaires à l'isolement, la culture et l'identification des bactéries (depuis des milieux généraux solides et liquides jusqu'aux galeries d'identification API), ce n'est désormais plus le cas aujourd'hui. La culture de bactéries exige de plus un important matériel, que ce soit pour travailler en conditions stériles (bec bunsen à gaz ou électrique, cocotte-minute pour remplacer l'autoclave), ou cultiver les bactéries (étuve, oserais-je mentionner jarre à anaérobiose ?). Cependant, l'observation de bactéries au microscope reste un exercice éminemment très intéressant. La coloration de Gram ne demande que quelques colorants très classiques, et permet aisément de colorer les bactéries présentes dans le lait, le sol, ou celles, encore plus simple à récupérer, du tarte dentaire. Et si l'on ne dispose pas des réactifs nécessaires au Gram, une simple coloration au bleu de méthylène pourra parfaitement faire l'affaire.

L'étape essentielle du mordançage au Lugol lors d'une coloration de Gram sur une paillasse de microbiologie (Crédit photo : © Philippe Labrot).

Comme c'est souvent le cas dans l'histoire des Sciences, la coloration de Gram est le fruit d'un accident. Lorsqu'il a mis au point la technique qui l'a rendu célèbre à Berlin en 1884, le professeur de médecine Hans Gram ne cherchait absolument pas à séparer les bactéries en deux groupes. Son objectif était, sur la base d'une technique proposée par Paul Ehrlich, de colorer des lames avec du cristal violet, de différencier à l'alcool, puis d'effectuer une contre-coloration avec du Lugol. Ce mélange d'iode et d'iodure de potassium, ainsi appelé en honneur de Jean Lugol, médecin français, était alors destiné à colorer, et non pas à mordancer. Cependant, lors d'un essai tout aussi malencontreux qu'heureux, il versa par inattention le Lugol juste après le violet cristal, avant d'essayer de rattraper son erreur avec de l'alcool. C'est ainsi qu'il découvrit que certaines bactéries avaient retenu le colorant violet, tandis que d'autres non, sans saisir toutefois l'importance de cette observation. Ce n'est que plus tard que la technique sera améliorée par une contre-coloration spécifique, et que les bactériologistes s'aperçoivent que le Gram permet simplement par l'observation microscopique de classer les bactéries dans deux groupes distincts, les Gram + et les Gram -. Interrogé un jour sur la question, Hans Gram a avoué être amusé de voir que c'est grâce à sa coloration, effectuée dans une discipline qui n'était pas la sienne et qu'il a pu considérer finalement comme assez anecdotique, que son nom est connu de tous les étudiants en science.

La coloration de Gram obéit à un protocole simple à retenir : une lame, sur laquelle une suspension de bactérie a été étalée (d'autres techniques sont utilisées pour colorer les bactéries dans des coupes de tissus) est colorée pendant quelques minutes par un dérivé d'aniline violet (violet de gentiane, cristal violet, etc.). Un mordançage à l'iode est ensuite effectué, en déposant sur la lame (après avoir rejeté le violet) une solution de Lugol. La lame est ensuite lavée à l'eau, avant que l'étape critique de la coloration, la différentiation à l'alcool, n'ait lieu : on verse sur la lame de l'alcool à 90°, ce qui amorce une décoloration en faisant partir le colorant violet. Lorsque les filets pourpres cessent d'apparaître, il est temps de stopper la différentiation, en lavant la lame à l'eau (la moyenne théorique du temps de décoloration est de 30 secondes, mais en pratique, celui-ci peut durer plus ou moins longtemps, et doit être contrôlée par l'observation). L'étape finale consiste en une contre-coloration avec un colorant rouge (fuchsine basique, safranine).

Des bactéries Gram +, dont des streptocoques (une belle chaînette est visible au centre) observées à fort grossissement (x1000) (Crédit photo : © Philippe Labrot).

Outre le fait qu'elle se montre capable de colorer la plupart des germes bactériens d'une manière intense et esthétique, la coloration de Gram permet donc aussi de ranger les bactéries en deux groupes : les bactéries Gram + (qui ressortent en violet) et les bactéries Gram - (qui apparaissent en rose ou en rouge). Cette différence de comportement s'explique par la nature de la paroi bactérienne. Les bactéries Gram + possèdent une épaisse paroi cellulaire riche en peptidoglycane (un polymère formé par l'enchaînement de sucres et d'acides aminés), qui fait barrière à l'alcool. Ce dernier, en étant incapable de pénétrer dans les cellules, ne peut alors pas faire partir le premier colorant violet (sauf si la différentiation dure trop longtemps, ou si l'altérité des cellules bactériennes est compromise, ce qui est le cas avec des bactéries âgées ou mortes). Au contraire, les bactéries Gram - ont une paroi riche en lipopolysaccharides, des composés graisseux qui se dissolvent facilement dans l'alcool. Dans le cas des bactéries Gram -, l'alcool parvient donc à faire partir le colorant violet car il peut rentrer dans les cellules microbiennes, qui sont donc décolorées (la contre-coloration permettant simplement de les rendre à nouveau visible, sous une autre couleur).

Malgré sa popularité, la coloration de Gram n'est pas universelle, et bien d'autres colorations ont dû être mises au point pour colorer et mettre en évidence des bactéries ou des structures spécifiques. On peut ainsi citer les colorations qui permettent de révéler les spores bactériennes (comme celle au vert malachite), les capsules, ou encore les flagelles (des structures très fines et fragiles qui restent toujours, même aujourd'hui, délicates à colorer). Aborder ces colorations nous emmènerait trop loin, mais avant de refermer cette partie sur la bactériologie, nous allons évoquer rapidement un germe qui a donné un sérieux fil à retordre aux chercheurs : le bacille de la tuberculeuse, ou bacille de Koch.

Nommé en l'honneur d'un géant de la microbiologie, l'allemand Robert Koch (1843 - 1910), le germe de la tuberculose est un bacille dit acido-alcoolo résistant, c'est à dire que sa paroi le protège à la fois non seulement de l'action de l'alcool, mais aussi de celle des acides. C'est Robert Koch le premier qui réussit à le colorer avec succès en 1882, avec un frottis traité au bleu de méthylène, puis contre coloré ensuite avec du brun Bismarck (vésuvine). Avec cette technique, le bacille tuberculeux apparaissait à fort grossissement comme un bâtonnet bleu sur un fond brun uniforme. Comme c'est presque toujours le cas dans l'histoire des colorants, plusieurs modifications furent ensuite apportées à la technique initiale pour l'améliorer. Paul Ehrlich remplaça ainsi le bleu de méthylène par un mélange d'aniline et de violet de méthyle, et le brun Bismarck par le bleu de méthylène. Friedrich Ziehl substitua l'aniline par un phénol, et Friedrich Neelsen le violet de méthyle par de la fuchsine basique, pour aboutir à la coloration actuelle qui porte leurs noms, et que tous les microbiologistes connaissent, la coloration de Ziehl-Neelsen.

Un kaléidoscope de couleurs : la coloration des frottis sanguin et l'effet Romanowsky

Un frottis sanguin coloré par la technique du May-Grünwald Giemsa, et montrant les trois principaux éléments figurés du sang : les globules rouges (hématies), une petite plaquette (au centre à droite), et trois globules blancs (leucocytes), deux polynucléaires (neutrophile et éosinophile, en bas à gauche) et un mononucléaire (en haut à droite). Notez les petites granulations très fines visibles dans le cytoplasme du neutrophile, ainsi que les granules plus gros colorés en rose par l'éosine de l'éosinophile. Quelques granules de l'éosinophile ont éclaté en libérant des enzymes protéolytiques. En auto-digérant le cytoplasme, elles ont créé des cavités claires bien visibles ici (crédit photo : © Philippe Labrot).

Si les bactéries s'étudient très facilement en frottis, les plus intéressantes (comme celles qui possèdent des flagelles, des spores ou des capsules) peuvent être difficiles à récupérer. Il existe cependant un autre sujet qui s'observe également en frottis, mais qui est bien plus facile à obtenir : le sang. En microscopie, l'observation d'un frottis sanguin correctement coloré est toujours une grande source de plaisir, d'autant plus lorsqu'il s'agit du sien. La réalisation d'un frottis sanguin est particulièrement facile, même pour l'amateur débutant. Il suffit de faire sourdre une petite goutte de sang au bout d'un doigt avec une aiguille soigneusement désinfectée à l'alcool (ou stérilisée à la flamme puis refroidie), et de déposer cette dernière sur une lame propre, avant de l'étaler avec une lamelle par la technique du frottis. Le film sanguin ainsi obtenu est facilement fixé par la chaleur (dessiccation ou passage rapidement dans une flamme) ou par l'alcool, avant d'être séché à l'air libre à l'abri de la poussière.

Une fois le frottis obtenu, il convient ensuite de le colorer. Un simple mélange d'éosine et de bleu de méthylène peut déjà suffire, mais l'idéal est d'utiliser une méthode dite panoptique, comme celle de May-Grünwald/Giemsa. A condition d'avoir les deux mélanges colorants, la coloration peut durer de vingt minutes (avec la méthode lente), à 15 secondes dans le cas de la méthode rapide. Examiné ensuite à fort grossissement (idéalement avec un objectif à immersion), le frottis offre alors un spectacle dont il est difficile de se lasser. A l'examen, le champ est principalement occupé par les petits disques rosâtres des globules rouges, et si le microscope est d'une qualité optique suffisante, il est également possible d'apercevoir de petits fragments violacés, isolés ou en groupe, les plaquettes sanguines. Mais le clou du spectacle est clairement offert par les cinq principaux types de globules blancs (leucocytes), qui dévoilent une infinité de détails cytologiques dans une gamme remarquable de tons bleu, rouge, rose et pourpre. Les différences dans l'aspect de noyaux cellulaires, du cytoplasme et des granules permettent de distinguer aisément les polynucléaires (neutrophiles, éosinophiles et basophiles), les monocytes et les lymphocytes. Certains globules blancs sont bien plus rares que d'autres, et c'est souvent avec soulagement que l'on tombe enfin, après avoir balayé avec ferveur la lame, sur un magnifique basophile, ou un lymphocyte qui s'est transformé en plasmocyte.

L'efficacité des colorations panoptiques, et l'admirable beauté avec laquelle elles permettent de colorer les éléments du sang masque une histoire non seulement longue en rebondissements, mais qui prouve également à quel point la coloration en microscopie repose sur des bases empiriques. Si les hématologues font souvent référence aux différentes techniques utilisées pour colorer les frottis sanguins (que ce soit pour étudier les cellules sanguines ou rechercher la présence de parasites tel que l'agent du paludisme ou de la maladie du sommeil) comme appartenant à la famille des colorations "Romanowsky", ces dernières trouvent en fait leur origine dans les travaux de ... Paul Ehrlich (encore lui !).

Comme nous le verrons en détail plus loin, Paul Ehrlich proposa, très tôt dans sa carrière, un cadre théorique permettant non seulement de classer les colorants, mais également d'expliquer leurs affinités sélectives par rapport aux différentes structures cellulaires. En 1877, Ehrlich note que les colorants acides (comme l'éosine) permettent, dans le cas du sang, de colorer sélectivement les globules rouges (hématies), la plupart des cytoplasmes, mais aussi les granules qui caractérisent certains globules blancs, nommés pour la peine éosinophiles. Le second groupe de composés, celui des colorants basiques, montre quant à lui une affinité forte pour les noyaux cellulaires, le cytoplasme des lymphocytes, ainsi que les granules de certaines cellules à fonction défensive (comme les basophiles, ou les mastocytes qui vivent dans les tissus conjonctifs).

Les trois réactifs du kit Giemsa rapide de la société RAL diagnostics : ils permettent une coloration d'un frottis sanguin en 15 secondes. Le protocole est très efficace, mais trop rapide pour être vraiment amusant (crédit photo : © Philippe Labrot).

Sur la base de ses observations, Ehrlich estime qu'il doit être possible, en mélangeant un composé acide et un composé basique, de fabriquer un colorant dit neutre, capable de teinter de manière distincte le plus grand nombre d'éléments cellulaires. En 1879, il prépare donc un tel mélange, en faisant tomber goutte à goutte une solution concentrée de bleu de méthylène (un colorant basique) dans une solution saturée de fuchsine acide. La réaction entre les deux composés provoque l'apparition d'un précipité, les colorants dits neutres étant par définition insolubles dans l'eau. Ehrlich s'aperçoit cependant qu'il est possible de remettre en solution le précipité en le reprenant par un excès du composé acide (ici la fuchsine acide). En étalant le colorant ainsi fabriqué sur un frottis, il met en évidence les neutrophiles, caractérisés par la présence de granules cytoplasmiques colorés en violet (ils sont qualifiés d'azurophile). Paul Ehrlich proposera ensuite une coloration triple qui sera longtemps prisée par les spécialistes du sang : un mélange de deux composés acides (fuchsine acide et Orangé G) et d'un composé basique ayant une forte affinité pour les noyaux cellulaires, le vert de méthyle.

Neuf ans avant les travaux précurseurs de Chenzinsky (1888) avec un mélange de bleu de méthylène et d'éosine, Paul Ehrlich avait donc posé la base théorique des colorants dits neutres, et expérimenté les effets révélateurs de ces derniers sur les cellules du sang. Contrairement à Ehrlich, le biologiste polonais Cheslav Chenzinsky, comme la plupart des chercheurs qui suivront, était surtout intéressé par la mise au point d'un protocole capable de mettre en évidence certains parasites du sang, comme l'agent de la Malaria, un protozoaire du genre plasmodium, plus qu'une technique pouvant permettre de discriminer du mieux possible les différentes cellules sanguines. Mais les colorants qui vont être mis au point permettront en fait de faire admirablement les deux : détecter les parasites, et mettre en évidence le plus grand nombre d'éléments cytologiques possibles, avec la plus grande variété de tons qu'il soit possible d'envisager.

Suite aux travaux de Chenzinsky puis de Plehn (1890), Ernst Malachowski (1857 - 1934) s'aperçoit qu'une solution de bleu de méthylène traitée par une substance alcaline permet de colorer en rouge non seulement le noyau des leucocytes, mais également celui du plasmodium, l'agent de la Malaria. Il publie ses observations en 1891, trois semaines avant Dimitri Romanowsky, mais c'est pourtant ce dernier qui va passer à la postérité. Contrairement à Malachowski, Romanowsky, un spécialiste russe des parasites du sang, aura la curieuse idée d'essayer de colorer un frottis sanguin avec une solution de bleu de méthylène laissée à l'abandon dans un coin à l'air libre (à tel point que la surface du colorant était couverte par un film de moisissures !). A sa grande surprise, il se rend compte que cette solution fait ressortir en rouge les noyaux pourtant si élusifs du plasmodium.

Illustration d'un frottis sanguin coloré par la technique de coloration triple mise au point par Paul Ehrlich : le mélange de deux colorants acides (fuchsine acide et Orangé G) avec un colorant basique, le vert de méthyle. Cette technique (ainsi que la théorie sous-jacente) est à la base de la totalité des techniques panoptiques utilisées aujourd'hui en hématologie (crédit photo : © Wikipedia).

Hélas, de nombreux tests, effectués avec des solutions fraîches de bleu de méthylène, ne permettent pas de reproduire ce résultat essentiel. Malachowski n'ayant de son côté donné aucun détail quant au traitement alcalin qu'il faisait subir à son bleu de méthylène pour obtenir le même phénomène, le statu quo s'installa bientôt. Tout au plus pouvait-on affirmer qu'un agent colorant spécifique, de nature inconnue, se formait lorsque le bleu de méthylène vieillissait ou était soumis à une solution alcaline. Bien décidés à résoudre cette agaçante énigme, de nombreux chercheurs vont s'atteler au problème ou tenter d'apporter une contribution : on peut citer sans être exhaustif Nocht, Michaelis, Jenner, Reuter, William Leishman, Wright, May Grünwald, Gustav Giemsa et Pappenheim.

La lecture de la littérature dédiée au sujet place rapidement le lecteur dans la confusion, car en l'absence de techniques analytiques modernes (comme la spectrométrie), les chercheurs de l'époque ont proposé une foule de candidats pour l'agent colorant magique, capable de faire apparaître les parasites du sang, et de colorer de surcroît avec une gamme de tons remarquables les cellules sanguines. Les textes parlent ainsi d'éosinate de bleu de méthylène, de violet de méthylène, d'azur de méthylène, sans compter de nombreuses thionines. Plusieurs observations laissaient les chercheurs perplexes, comme par exemple le fait que bien que n'étant pas capable de permettre aux colorations voulues d'apparaître, le bleu de méthylène doit néanmoins être présent pour que ces dernières puissent être observées.

L'histoire des innombrables modifications apportées à la technique de Romanowsky dépasserait le cadre de cette page, et pourrait d'ailleurs plonger certains lecteurs dans l'ennui, tant les choses deviennent rapidement arides. Même encore aujourd'hui, il est étonnant de constater que dans le domaine de l'hématologie, les techniques retenues, bien que toutes similaires car basées sur les mêmes principes, varient selon les pays (les chercheurs n'osant guère en changer, de peur de fausser les résultats et d'effectuer des diagnostics erronés). Les études les plus récentes laissent penser que les deux composés essentiels des colorants "Romanowsky" sont l'éosine, et un azur de méthylène (présents généralement sous forme de chlorhydrate) additionné de bleu de méthylène. Le Giemsa, d'emploi très courant pour les frottis sanguin et qui est également abondamment utilisé dans les caryotypes pour colorer les bandes des chromosomes, est un mélange d'éosine, de bleu de méthylène et d'azur B de méthylène.

Ainsi, la prochaine fois que vous aurez l'occasion de colorer un frottis sanguin avec un May-Grünwald/Giemsa, notamment pendant les temps d'attente si vous utilisez la méthode lente, ayez donc une petite pensée pour la longue liste de chercheurs qui ont permis à ces colorations "panoptiques" d'exister, et dont le mécanisme d'action, même encore aujourd'hui, reste encore d'une certaine manière un mystère.

Paul Ehrlich : le génie aux doigts colorés

A ce stade, il est temps de nous arrêter un petit moment sur l'un des plus grands noms de l'histoire des colorants en microscopie, un patronyme que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises : celui du scientifique allemand Paul Ehrlich (1854 - 1915). Contemporain de Robert Koch, qui est avec Pasteur le père de la microbiologie, Ehrlich effectuera au cours de sa carrière des contributions remarquables dans une multitude de disciplines tels que la médecine, l'hématologie, l'immunologie, la chimiothérapie microbienne, sans oublier un rôle de tout premier plan dans le domaine de l'histologie et de la coloration, entre 1877 et 1880. A cette époque, l'Allemagne régnait d'une main de maître sur l'industrie chimique des colorants, et pour un composé donné, les scientifiques allemands disposaient de plusieurs sources nationales. Paul Ehrlich avait quant à lui l'avantage de l'énergie conférée par la jeunesse. Au risque de nous répéter, résumons rapidement les principaux apports de ce chercheur hors norme à l'histoire des colorants en microscopie.

S'il ne devait rester qu'une personne dans l'histoire des colorants, ce serait lui. Dès 20 ans, Paul Ehrlich (1854 - 1915) propose une théorie des colorants qui marque les esprits, et qui se révélera être un excellent cadre conceptuel pour leur utilisation raisonnée et la compréhension de leur mécanisme d'action. Après avoir classé les substances colorantes selon leur acidité ou alcalinité (ce qui conditionne en retour leurs affinités pour les compartiments acides et basiques de la cellule), il met au point des colorants dits neutres, qui sont à la base des colorations panoptiques actuelles (utilisées notamment pour les frottis sanguins). Avec des mélanges colorants novateurs, il va décrire et étudier les cellules sanguines, notamment les globules blancs. Il sera le premier à comprendre l'importance du bleu de méthylène en bactériologie (colorant grâce auquel Koch parviendra à colorer le bacille tuberculeux), avant de mettre au point une technique encore plus sélective employant la fuchsine pour colorer ce germe mortel résistant aux acides et à l'alcool (un protocole connu aujourd'hui sous le nom de Ziehl–Neelsen). En proposant d'utiliser des colorants comme agents anti-bactériens sélectifs (tel que l'acriflavine contre l'agent de la maladie du sommeil), il invente la chimiothérapie microbienne, voire la chimiothérapie tout court. Son influence se retrouve jusque dans le domaine de la fluorescence. Il recevra en 1908 le prix Nobel de médecine pour ses travaux en immunologie. Il est assez étonnant de constater qu'aujourd'hui son nom n'est resté directement attaché qu'à une formulation d'hématoxyline (crédit photo : © Nobel Foundation Archive).

Paul Ehrlich est né en 1854, soit pratiquement en même temps que la synthèse du premier composé d'aniline par William Henry Perkin. Il rencontrera très tôt des figures marquantes dans le domaine de l'histologie, notamment le pathologiste Carl Weigert (1845 - 1904) et Heinrich von Waldeyer, qui comme nous l'avons vu fut le premier à s'essayer à l'hématoxyline avec un extrait aqueux. Le talent d'Ehrlich sera précoce, puisqu'il établit sa théorie des colorants alors qu'il a à peine 20 ans, en suivant une idée qui le suivra toute sa vie : celle selon laquelle une substance chimique donné peut présenter une affinité très forte pour un élément cellulaire donné.

En 1879 Ehrlich va proposer ce qui va se révéler un redoutable cadre théorique pour se diriger dans le labyrinthe d'empirisme et de confusion qui caractérise l'action et l'utilisation des colorants : celui de classer ces composés en deux groupes, avec d'un côté les colorants nucléaires, très attirés par le noyau des cellules (compartiment acide à cause de la présence d'un acide nucléique, l'ADN) et qui sont qualifiés de basique (car le principe colorant est une base), et de l'autre les colorants plasmatiques, qui montrent une affection débordante  pour le cytoplasme basique riche en protéines des cellules (et dont le principe colorant est un acide). Pour Paul Ehrlich, ce classement en acides et bases (les spécialistes préféreront plutôt parler aujourd'hui de colorants anioniques et cationiques) fait sens, car il est en lien direct avec l'affinité que ces derniers possèdent pour les compartiments cellulaires.

Dans la réalité, les choses sont plus complexes qu'une simple attraction d'un composé basique pour des substances cellulaires acides, et vice versa. Ainsi, certains colorants basiques comme le vert de méthyle peuvent parfaitement teindre une cellule entière s'ils sont appliqués pendant un temps suffisamment long, ou s'ils sont mélangés avec un mordant qui va amplifier leur pouvoir colorant. Des précautions doivent donc être prises pour dégager son affinité pour les noyaux acides. En effet, c'est seulement dans certaines conditions (comme son acidification, généralement obtenue par l'ajout d'une petite quantité d'acide acétique) que le vert de méthyle devient spécifique du noyau, et que les autres éléments de la cellule, non teintés, peuvent ensuite être éventuellement mis en évidence (dans des tons différents) par un contre-colorant judicieusement choisi. Reste que le cadre théorique d'Ehrlich va clarifier grandement la compréhension du mode d'action des colorants pour beaucoup, et aboutir à des découvertes essentielles.

En mélangeant un colorant acide avec un colorant basique, Ehrlich estime ensuite qu'il doit être possible de fabriquer un composé neutre, qui pourrait avoir une affinité propre pour certains éléments cellulaires, qui autrement ne se coloreraient pas. Comme nous l'avons déjà mentionné, il découvre que si l'on verse goutte à goutte une solution de bleu de méthylène ou de vert de méthyle (deux substances basiques) dans une solution de fuchsine acide, on obtient un nouveau composé neutre qui précipite (étant par nature insoluble dans l'eau). Ce dernier peut cependant facilement être dissous à nouveau, généralement par l'ajout d'un excès du composant acide. C'est en mettant en pratique des colorants neutres (qui sont, comme nous venons juste de le voir, à la base de toutes les colorations dites "Romanowsky" qui apparaîtront une décennie plus tard), qu'Ehrlich va mettre en évidence dans le sang différents types de globules blancs, notamment les polynucléaires dont le cytoplasme renferme des granulations réagissant différemment aux colorants et qu'il classe en trois groupes : les éosinophiles (sensibles aux colorants acides comme l'éosine), les basophiles (qui présentent une forte affinité pour les colorants basiques) et enfin les neutrophiles (qui apprécient donc les substances neutres). Sa coloration triple vert de méthyle - fuchsine acide - Orangé G (souvent improprement appelée coloration acide triple, et qui restera longtemps populaire) mise au point en 1882 (alors qu'il était encore étudiant) lui permettra aussi de découvrir les mastocytes du tissu conjonctif. Ses travaux sur la spécificité des colorants auront bien d'autres retombées, comme par exemple la mise au point de l'un des colorants cytologiques les plus spécifiques (le vert de méthyle pyronine), qui permet de révéler sans ambiguïté la localisation de l'ADN et de l'ARN dans une cellule.

Dans le domaine de la microbiologie, Ehrlich est le premier à saisir en 1881 l'utilité du bleu de méthylène. Ce dernier se révélera essentiel pour la mise en évidence du bacille par Koch en 1882. Immédiatement après l'exploit de Koch, il mettra au point une technique plus spécifique, qui jouera sur les propriétés de résistance du germe de la tuberculose aux acides et à l'alcool (son protocole modifié est maintenant appelé méthode de Ziehl-Neelsen, mais c'est lui qui en possède la paternité). Ehrlich découvrira également le phénomène de métachromie, qui fait que certains colorants (comme le bleu de toluidine ou le bleu de méthylène) peuvent, bien qu'étant employé seul, colorer dans des tons bien différents (par exemple bleu, rouge ou pourpre) des éléments cellulaires distincts. Sur cet aspect, il travaillera en particulier avec la thionine. Parmi ses autres contributions, on peut noter l'utilisation du bleu de méthylène comme colorant vital, l'invention de la chimiothérapie microbienne (avec son concept de "munition magique", ou une substance chimique va cibler de manière spécifique un germe donné où qu'il soit - il découvrira ainsi les effets de l'acriflavine sur le trypanosome, l'agent de la maladie du sommeil), ou encore l'utilisation des tous premiers fluorochromes en microscopie de fluorescence. En 1908, Ehrlich recevra le prix Nobel de médecine pour ses travaux en immunologie, mais étant donné ses contributions dans le domaine de l'histologie, de l'hématologie, de la microbiologie et de la pharmacologie, il aurait sans doute mérité d'en recevoir d'autres. Au final, quelque soit la technique de coloration que vous utilisez, et sauf dans le cas d'exceptions comme l'imprégnation métallique dont il va être maintenant question, il est pratiquement certain que quelque part, il y ait Paul Ehrlich derrière.

Imprégnations métalliques : du noir sur de l'or

Le rendu inimitable des tissus nerveux (ici le cortex d'un chien avec une cellule pyramidale au centre du champ) lorsqu'ils sont colorés avec la coloration de Golgi. Notez le nombre incroyable des prolongements (axones et dendrites) mis en évidence, sachant que seuls quelques % sont en réalité colorés. Le niveau de complexité et d'imbrication des cellules formant les tissus nerveux apparaît tout simplement vertigineux (crédit photo : © Philippe Labrot).

Toutes les techniques de coloration employées en microscopie n'utilisent pas des molécules organiques, qu'elles soient basiques, acides ou neutres, naturelles ou de synthèse. Un groupe de techniques, qui permet d'aboutir à des colorations somptueuses, tire en effet parti de composés métalliques comme l'argent ou l'or. On doit l'invention de l'imprégnation argentique au médecin italien Camillo Golgi. Ce dernier, bien décidé à élucider la structure énigmatique des tissus nerveux (notamment ceux du système nerveux central), avait fini par ressentir le besoin de colorer ces derniers avec une méthode bien différente de celles qui étaient alors couramment mises en œuvre.

Comme nous l'avons vu plus haut, l'emploi du carmin en microscopie s'est popularisé suite à la découverte de Joseph von Gerlach, qui par accident avait laissé traîner dans une solution diluée de carmin une tranche de cerveau. Même si Gerlach fut surpris par la capacité du colorant à révéler ou faire ressortir sélectivement certains éléments cellulaires, le carmin, comme de nombreux autres colorants, n'est que d'une efficacité relative dans le domaine de la neurologie. Les tissus nerveux se montrent en effet assez récalcitrant à dévoiler leur structure, à tel point que certains chercheurs pensaient qu'ils devaient être en majorité constitués de masses conjonctives amorphes.

En 1873, Golgi découvre qu'en immergeant des coupes de tissus nerveux, préalablement durcis par du dichromate de potassium, dans une solution de nitrate d'argent, ces derniers se colorent en noir sous l'effet de la précipitation de chromate d'argent (d'où le nom qui sera donné à la technique, qualifiée de "réaction noire"). Sous le microscope, Golgi assiste alors à un spectacle incroyable : sur un fond jaune orangé se détachent un petit nombre de corps cellulaires sombres, d'où partent des filaments très fins, plus ou moins longs, et aussi noirs que l'encre.

En reprenant la technique de Golgi et en l'améliorant (notamment en ajoutant une seconde étape d'imprégnation, et en raccourcissant les temps de contact avec les sels d'argent), le médecin espagnol Santiago Ramon y Cajal va conduire des travaux remarquables sur l'organisation du système nerveux. Contrairement à Golgi, qui défendait une théorie dite réticulaire (selon laquelle les tissus nerveux étaient formées par des cellules n'ayant pas réellement d'identité propre, mais au contraire enserrées dans un réseau très dense et complexe), Cajal va proposer au monde scientifique sa doctrine du neurone (1952). Pour lui, les tissus nerveux comportent des cellules très spéciales mais autonomes, les neurones, dotées d'un corps cellulaire central d'où émerge un unique axone et une multitude de filaments plus courts, les dendrites. Pour leurs travaux, et bien que défendant des thèses antagonistes, Golgi et Cajal recevront en 1906 le prix Nobel de médecine.

L'imprégnation métallique s'est révélée absolument essentielle à l'étude du système nerveux. Effectivement, avant sa mise au point, les neurones n'apparaissaient que de manière incomplète, ce qui ne permettait pas de comprendre leur véritable structure, ni la manière dont ils s'articulaient entre eux. Les protocoles d'imprégnation fonctionnent d'une manière qui même encore aujourd'hui n'est pas comprise : quand la coloration aboutit, seul un petit nombre de neurones (5 à 10 % grand maximum) se retrouvent mis en évidence, mais de façon alors complète, depuis l'extrémité de l'axone jusqu'à la pointe des dendrites. De plus, le tissu de soutien, composé de cellules gliales, se dévoile également, là aussi de manière partielle. La grande majorité des cellules restantes (neurones ou cellules gliales), qui forment un imbroglio d'une complexité indéfinissable, restent invisibles, et c'est ce qui confère à l'imprégnation métallique toute sa puissance. En effet, si la totalité des cellules étaient affectées par les sels d'argent ou d'or, la coupe deviendrait complètement noire et opaque, et absolument rien de sa délicate structure intime ne serait distinguable.

Le bleu de Luxol possède la capacité de colorer en turquoise la myéline dans les tissus nerveux. Lorsqu'il est couplé au crésyl violet qui fait merveille avec les neurones, il permet d'obtenir des colorations très reposantes pour le regard (crédit photo : © Philippe Labrot).

Découverte par Golgi, et améliorée par Cajal, la technique d'imprégnation métallique a depuis subi de nombreuses modifications. Le protocole d'imprégnation métallique le plus employé actuellement pour les tissus nerveux est dû au neuropathologiste allemand Max Bielschowsky (1904) : elle permet de colorer de manière particulièrement fiable les axones des neurones, qu'ils soient ou non entourés par une gaine isolante de myéline. Si l'imprégnation métallique permet d'obtenir des colorations d'une très grande beauté, elle reste cependant une technique difficile à maîtriser, même aujourd'hui, et ce malgré les multiples perfectionnements et modifications dont elle a bénéficié. Les réactifs doivent être conservés au froid, la verrerie utilisée doit être d'une propreté impeccable, et l'emploi d'outils métalliques (comme des pinces) est strictement prohibé. Seul une expérience pratique notable permet d'aboutir au résultat tant attendu. Quand il est obtenu, ce dernier se révèle aussi fascinant sur le plan scientifique qu'esthétique sur le plan artistique. Les magnifiques dessins que Cajal a réalisé au cours de sa carrière demeurent une source d'émerveillement, fruit des impressionnantes capacités d'observation de son auteur, ainsi que d'une fibre artistique très développée.

D'autres colorations uniques au domaine de la neurologie peuvent être citées, comme le crésyl violet, utilisé par Franz Nissl (1894) pour étudier ce qui se révélera être plus tard le réticulum endoplasmique rugueux des neurones, ou la technique bien plus récente du Luxol fast blue de Klüver et Barrera (1953), qui permet de teindre d'un somptueux bleu turquoise la myéline.

Colorations vitales

Dans l'histoire des colorations en microscopie, les colorations vitales occupent une place à part. Cette technique, qui consiste à colorer certains éléments cellulaires ou tissulaires avec des composés non toxiques ou facilement éliminés/neutralisés, se révèle très ancienne. En biologie, il y a effectivement un très grand intérêt à pouvoir observer des organismes vivants, dont les contrastes ténus ont été renforcés par des colorants.

Le premier naturaliste à avoir pratiqué la coloration vitale est probablement Abraham Trembley, qui, comme nous l'avons vu en introduction, nourrissait ses hydres avec des proies naturellement colorées. Diversement colorées en orange, rouge, vert ou noire, ces dernières pouvaient garder leurs colorations pendant des semaines, avant que celles-ci ne se mettent finalement à pâlir.

Les techniques qui constituaient à planter des tiges et racines de plantes dans des mélanges colorés, pour pouvoir observer et étudier le parcours de la sève appartenaient également au champ des colorations vitales. Dans ce domaine, nous avons déjà mentionnés en introduction les investigations de Sarrabat en 1733 et celles de Reichel en 1758. On ne peut manquer aussi de rappeler les études de Gleichen, qui dès 1778 scrute l'intérieur des infusoires avec des particules de carmin insolubles que ces animaux ne manquent pas d'avaler.

Les colorants qui parviennent à colorer électivement des cellules et tissus tout en laissant ces derniers vivants sont cependant rares. Comme l'a montré très tôt l'exemple du carmin, la plupart des colorants n'agissent effectivement que si les cellules sont mortes. La très grande majorité des découvertes en microscopie auront eu lieu avec des colorants non vitaux, ce qui explique que la coloration vitale plongea rapidement dans l'obscurité, avant de connaître un renouveau tardif au début du 20e siècle.

Les deux colorants vitaux principaux sont le bleu de méthylène (employé notamment par Ehrlich) et le rouge neutre, très connu des microscopistes amateurs, et qui sera utilisé dès 1894 par Galeotti. Ce dernier fait merveille avec les protozoaires, et s'avère également très utile avec les cellules du sang. En 1899, Uhma développera d'ailleurs à ce sujet une technique d'application novatrice. Pour conduire leurs observations, les micrographes avaient l'habitude de dissoudre le rouge neutre dans du liquide physiologique, ou d'ajouter un petit cristal directement dans une goutte de sang. En dissolvant le colorant dans une solution alcoolique, puis en l'étalant sur une lame qu'il laissait ensuite sécher, Uhma aboutit à une technique plus efficace : la simple dépose d'une goutte de sang sur une lame ainsi préparée permet en effet au colorant de se distribuer uniformément et de manière efficace dans le liquide, et ce sans modifier la concentration en électrolyte du plasma.

D'autres colorants vitaux peuvent être cités, comme le brun Bismarck (choisi par Brandt en 1878 pour colorer des héliozoaires), le vert janus (pour la mise en évidence des mitochondries), ou encore le trypan rouge ou bleu. En 1915, Evans et Schulemann s'intéresseront de plus près au mécanisme d'action des colorants vitaux. Ils suggéreront que le principe d'action repose non pas sur un phénomène chimique, mais sur un phénomène physique, et qu'il est donc d'une certaine manière indépendant de la composition du colorant lui-même. Si un composé colorant donné peut être produit sous une forme colloïdale, alors il peut potentiellement servir à effectuer des colorations vitales.

Histochimie

Comme nous l'avons déjà indiqué à plusieurs reprises dans ce document, les meilleures colorations en microscopie sont celles qui permettent de colorer différemment, dans des tons les plus distincts possibles, le plus grand nombre d'éléments. Lorsqu'ils se sont aperçus que certains composants permettaient de colorer spécifiquement le noyau ou le cytoplasme de cellules, les premiers micrographes ont été fascinés, et les plus imaginatifs se sont sans doute mis à rêver rapidement à toutes les possibilités qui s'ouvraient soudain à eux, ou à ceux qui suivront.

Quitte à pouvoir colorer électivement certaines structures dans une cellule ou des tissus, pourquoi ne pas effectivement tenter d'aller le plus loin possible ? Au-delà de la mise en évidence des compartiments cellulaires, serait-il possible de rechercher et révéler d'une manière non ambiguë des molécules ou des éléments spécifiques au sein d'une cellule, comme par exemple l'ADN ou le fer ? Dès le début du 19e siècle, les scientifiques commenceront à comprendre que cette possibilité est bien réelle. Un nouveau domaine d'investigation, qui s'intéresse à la constitution micro-chimique de tissus ou de cellules, et qui porte respectivement le nom d'histochimie et de cytochimie, vient de naître.

La première réaction histochimique connue est celle permettant de détecter des tanins des plantes (des molécules polyphénoliques qui remplissent de nombreux rôles dans le monde végétal) avec le test du fer. Placé au contact de tanins, cet élément induit en effet rapidement l'apparition d'une couleur bleu-noir. Cette réaction était apparemment connue dès l'antiquité avec Pline (23-79), et elle fut longtemps mise à profit pour fabriquer une grande variété d'encres plus ou moins efficaces. En microscopie, la réaction fer/tanin fut utilisée pour la première fois en 1807 par Link, dix-huit ans avant les expériences de Raspail entre l'iode et l'amidon. En marchant sur les pas d'illustres prédécesseurs comme Sarrabat, Reichel et Hill, Link plaçait dans tiges et feuilles dans une solution diluée de sulfate de fer, et observait la progression d'un noircissement qui soulignait les canaux vasculaires responsables de la circulation de la sève. L'expérience peut facilement être reproduite par le microscopiste amateur : il suffit de disposer d'un peu de sulfate ferreux pour pouvoir rechercher des tanins dans les différents organes d'une plante. La technique se révèle notamment très intéressante pour comprendre la structure des feuilles mortes.

En présence de fer, les tanins (une famille très large de molécules polyphénoliques qui jouent des rôles essentiels chez les plantes) donnent une coloration bleu noire. Cette réaction fut la première jamais mise en œuvre dans le domaine de l'histochimie. La photographie de gauche illustre la réaction macroscopique entre du sulfate de fer hydraté (FeSO4, 7H2O) et des tanins solubles dans l'eau. La microphotographie de droite montre une section transversale (5µ d'épaisseur) d'une feuille morte, avec une ligne de démarcation mycélienne noire séparant une partie délignifiée à gauche d'une partie encore brune, riche en tanins, à droite. En haut, la coupe est observée avant réaction avec une solution de sulfate de fer. Après contact avec le fer (en bas), les secteurs riches en tanins se sont clairement assombris (crédit photo : © Philippe Labrot).

En 1825, après la découverte de la réaction en 1814 par Colin et deClaubry, le chimiste et médecin français François-Vincent Raspail (1794-1878) colore grâce à de l'iode les grains d'amidon des cellules végétales, notamment dans des fleurs, fruits et graines, au cours d'études qui lui vaudront d'être reconnu comme le véritable fondateur de l'histochimie. Sur cette lancée, Claude Bernard mettra ensuite en évidence une autre substance de réserve caractéristique du monde animal, le glycogène. A partir de là, les microscopistes ayant une forte inclinaison pour la chimie tenteront, avec plus ou moins de réussite, d'appliquer de nombreuses réactions chimiques d'identification (réalisées normalement en tubes à essais) à l'échelle de la cellule, pour rechercher et mettre en évidence une multitude de molécules : sucres, graisses et protéines, acides aminés aromatiques (comme le tryptophane ou la tyrosine, dont la distribution était étudiée en 1856 par Hartig via la réaction de Millon) ou acides aminés soufrés, sans oublier les acides nucléiques ou encore des éléments métalliques (comme le fer).

La coloration histochimique du fer est intéressante, car elle est à la portée de l'amateur microscopiste par la simplicité des réactifs qui doivent être employés. Cette coloration, dite de Perls, sert principalement à mettre en évidence du fer ferrique dans les tissus biologiques. Mise au point en 1867 par le pathologiste allemand Max Perls (1843–1881), elle consiste à faire agir sur l'échantillon à étudier une solution diluée de ferrocyanure de potassium, puis un mélange ferrocyanure de potassium et acide chlorhydrique (ce dernier augmentant la quantité de fer disponible pour la réaction au sein du tissu traité). Le fer ferrique présent dans l'échantillon va réagir avec le ferrocyanure de potassium pour donner un pigment bleu sombre insoluble, un ferrocyanure ferrique hydraté appelé bleu de Prusse. Une contre coloration est ensuite souvent mise en oeuvre à l'aide d'un composé rouge (safranine, rouge nucléaire, éosine, etc.) pour donner du contraste.

La coloration de Perls est une technique histochimique qui permet de détecter du fer ferrique dans des tissus biologiques. Son principe, assez simple, consiste à révéler ce métal en le faisant réagir avec du ferrocyanure de potassium (flacon de gauche), ce qui provoque la formation sur la préparation d'un pigment bleu sombre (flacon de droite), le bleu de Prusse (crédit photo : © Philippe Labrot).

Pour la petite histoire, le bleu de Prusse qui intervient dans la coloration de Perls est l'un des tout premiers pigments artificiels inorganiques a avoir été synthétisé (bien avant la mauvéine organique de Perkin). Les circonstances de sa découverte, qui eu lieu comme c'est souvent le cas par erreur, sont dignes d'un roman, et je ne peux pas m'empêcher de la résumer ici. Au début des années 1700, un chimiste allemand nommé Johann Jacob Diesbach travaillait à la préparation d'un colorant rouge, composé de cochenilles écrasées, de sulfate de fer et de potasse (un chlorure de potassium). Manquant du dernier ingrédient, il se rendit promptement chez un pharmacien nommé Johann Konrad Dippel. Sans doute pour l'escroquer, ce dernier fournit à Diesbach une disante "potasse" additionnée pour la peine de sang séché de chat (la potasse, ou sylvinite, est effectivement un minerai fortement coloré à l'état naturel par des impuretés d'oxydes de fer, d'où sa couleur rougeâtre). Après avoir mélangé les produits, Diesbach fut très étonné d'obtenir, à la place du pigment écarlate souhaité, une substance d'un bleu très profond.

Mis au courant de la mésaventure, Dippel comprit assez rapidement que l'élément coupable n'était autre que sa potasse trafiquée. Il entreprit des expérimentations pour reproduire le pigment bleu, et entreprit peu de temps après de le vendre sous l'appellation "bleu de Berlin", tout en gardant soigneusement secret le détail de sa fabrication. Ce colorant, qui pouvait remplacer des pigments très onéreux possédant les mêmes tons, comme la poudre de lapis-lazuli, permis à Dippel d'amasser une fortune considérable, et ce jusqu'en 1724, date à laquelle un chimiste inspiré parvint à déterminer la formule du bleu de Prusse avant de la rendre publique. Dépossédé de sa manne providentielle, Dippel se lança dans d'autres entreprises douteuses : il affirma notamment avoir découvert un élixir de longue vie, et fut accusé de profaner des tombes pour conduire des expériences sur des cadavres, d'où l'affirmation plus ou moins hypothétique qu'il fut une source d'inspiration pour Mary Shelley, l'auteur de Frankenstein. Aujourd'hui, alors que l'histoire rocambolesque de sa découverte appartient au passé, le bleu de Prusse possède toujours de multiples applications, comme par exemple en médecine, en chimie analytique ou encore en mécanique industrielle, sans oublier bien sûr la microscopie.

Aborder toutes les réactions histochimiques possibles et imaginables dépasserait clairement le cadre de cette page tout en multipliant sans doute les digressions, mais on peut néanmoins terminer sur l'exemple particulièrement marquant de la mise en évidence des acides nucléiques (ADN et ARN) dans une cellule. Confronté aux mystères de la structure cellulaire, les biologistes sont restés très longtemps perplexe quant au rôle du noyau, dont l'universalité avait été suggéré par le chirurgien écossais Robert Brown (1773 - 1858), sur la base de travaux effectués avec (c'est assez remarquable pour être signalé), un microscope à lentille unique. Ce type de microscope vivait alors ces dernières heures, et était en passe d'être définitivement remplacé par les microscopes composés.

Coloration à l'iode (liquide de Lugol) des grains d'amidon de l'endosperme d'un caryopse de blé (coupe transversale, 10 µ d'épaisseur). Notez que le tégument ainsi que la couche à aleurone ne sont pas colorés (crédit photo : © Philippe Labrot).

A cette période, les théories sur la cellule partaient tous azimuts, et aujourd'hui, alors que l'ultra-structure cellulaire est enseignée à n'importe quel étudiant en biologie dès le premier cours, il nous est assez difficile de comprendre la confusion dans laquelle étaient alors plongés les microscopistes. Pour certains, le noyau cellulaire ne jouait aucun rôle dans la vie d'une cellule, la gelée protoplasmique semblant le seul élément réellement digne de considérations. Le comportement du noyau lors de la division cellulaire (avec l'apparition des chromosomes, et leur étrange ballet) pouvait permettre de penser qu'une telle théorie était probablement fausse, et que le noyau devait au contraire servir à quelque chose d'essentiel, mais quoi ? Ceux qui décidaient de s'intéresser au noyau se heurtaient bien vite au mystère de sa composition. Le noyau cellulaire était-il constitué de protéines ? D'un autre composé dont l'existence était de plus en plus suspectée ? Et si oui lequel ? Ce composé était-il différent entre les plantes et les animaux ? Etait-il exclusif au noyau, ou pouvait-il au contraire être détecté aussi parfois dans le cytoplasme ?

L'histochimie joua un rôle clé dans la résolution de toutes ces énigmes, avec deux colorations centrales, dont la spécificité fut d'ailleurs pendant longtemps l'objet de vives controverses parmi les spécialistes : la coloration au vert de méthyle pyronine, qui permet de colorer l'ADN en vert et l'ARN (principalement l'ARN ribosomique) en rose, dans les nucléoles et le cytoplasme, et la coloration de Feulgen, qui permet de visualiser l'ADN en réalisant une hydrolyse douce des cellules avec de l'acide chlorhydrique à chaud (60°C), suivie d'une coloration en rose des groupements aldéhydes de l'ADN ainsi exposés par le réactif de Schiff. Les colorations vert de méthyle/pyronine et Feulgen sont très souvent réalisées durant des travaux pratiques de biologie, souvent d'une manière détachée, comme s'il s'agissait de techniques de routine sur lesquelles il n'y a guère lieu de s'attarder. Pourtant, si l'on considère les controverses qui ont entouré la nature des réactions mises en œuvre et celles des composés révélées, l'incroyable spécificité de ces techniques pour des molécules très particulières (ADN et ARN), incluses dans un milieu hétérogène d'une complexité invraisemblable, ainsi que les découvertes qu'elles ont permises, on ne peut qu'être fasciné par la puissance et l'importance des colorants classiques dans l'histoire de la microscopie.

L'histochimie aboutira ensuite à l'immunohistochimie, une technique particulièrement puissante permettant de localiser dans une cellule des composés particuliers, notamment des protéines, grâce à des anticorps. Plus ou moins sélectifs, ces derniers vont s'accrocher à l'élément recherché, même si ce dernier est présent en très petites quantités. Les anticorps qui se sont accrochés peuvent ensuite être visualisés soit grâce à une réaction chimique productrice d'une couleur (que l'on déclenche après le couplage de l'anticorps par l'ajout de réactifs), soit via une molécule fluorescente (appelée fluorochrome), fixée comme le phare arrière d'une voiture à l'anticorps.

Aujourd'hui, la popularisation de la microscopie de fluorescence pourrait laisser penser que l'utilisation des colorants, naturels (comme le carmin ou l'hématoxyline) ou artificiels (couleurs d'aniline) est vouée à diminuer de plus en plus. Il est en effet facile d'être saisi par l'illusion que les colorants classiques, dont l'histoire a été abordée dans cette page, sont des composés surannés, témoins d'un passé aussi poussiéreux qu'idéalisé. En biologie, la fluorescence a effectivement changé la donne. Qu'il s'agisse d'auto-fluorescence naturelle, ou d'une fluorescence secondaire provoquée par des composés dotés de propriétés fluorescentes (appelés fluorochromes), la fluorescence offre effectivement des possibilités sans commune mesure avec les techniques microscopiques classiques. Effectivement, avec un microscope à fluorescence, les éléments à étudier deviennent lumineux, et se détachent avec un niveau de contraste époustouflant sur un fond sombre.

Alors qu'en microscopie optique classique, ces éléments devaient être soit colorés pour devenir visibles, soit étudiés par des techniques optiques plus ou moins sophistiquées (éclairage oblique, contraste de phase, contraste différentiel interférentiel), en fluorescence ces derniers émettent carrément leur propre lumière, sitôt qu'ils sont excités par des photons possédant la bonne longueur d'ondes. Ils deviennent alors aussi impossibles à manquer qu'un éléphant dans un ascenseur. La spécificité peut atteindre un niveau phénoménal, grâce à l'utilisation d'anticorps (capable de reconnaître une protéine donnée) ou de sondes moléculaires (pouvant s'accoupler à des parties précises de l'ADN ou de l'ARN), et auxquels ont été accrochés des lampions aux couleurs attrayantes. Grâce au génie génétique, il est même possible de forcer une cellule à attacher, à une molécule qu'elle fabrique normalement et que l'on souhaite étudier, un gyrophare organique, c'est à dire un segment protéique fluorescent qu'elle va synthétiser en même temps, et dont on lui a subrepticement fourni la séquence. Dit autrement, la cellule fabrique le colorant souhaité, qui en plus se retrouve directement attaché à ce que l'on souhaite voir.

Considérant que la microscopie de fluorescence et les nombreuses techniques dérivées dépasse le périmètre de l'amateur, les fluorochromes ne seront pas traités dans cette page (pas plus que les techniques qui permettent d'augmenter le contraste par dépôt de métaux en microscopie électronique à transmission). Le lecteur intéressé par les développements les plus récents en microscopie est cependant vivement convié à se pencher sur ce sujet. Ce dernier est non seulement passionnant, mais il prouve aussi que le progrès ne s'arrête en fait jamais. Par les observations incroyables qu'elle permet, la fluorescence aurait sans doute plongé les premiers micrographes dans un état d'ébahissement proche de la sidération. Dans quelques générations, elle sera sans doute considérée comme aussi banale que le carmin l'était du temps d'Hartig au 19e siècle. Cependant, quelque soit les techniques utilisées et les époques, l'exercice qui consiste à révéler l'invisible avec la lumière et les couleurs constelle toujours dans l'âme humaine un sentiment de merveilleux, et demeure par là-même une expérience intemporelle.

En guise d'épilogue : principes des colorations simples ou complexes

Les colorations mises au point par les premiers micrographes étaient forcément par nature très simples, et comportaient en tout et pour tout une seule étape. Pour le microscopiste amateur qui s'essaye pour la première fois avec les colorants, c'est également par là qu'il est recommandé de commencer.

Coloration simple

Une daphnie observée sans coloration (en haut), et après coloration dans la masse au carmin acétique (en bas). Si le colorant augmente le contraste et se révèle indispensable pour la réalisation d'une préparation permanente, il masque cependant certaines structures subtiles qui étaient visibles à l'état frais, sur la créature encore vivante. Un exemple parmi d'autres qui montre que les colorants ne sont pas la réponse à tout, et que leur emploi doit être conditionné à une nécessité (crédit photo : © Philippe Labrot).

Dans une coloration simple, l'objet ou le spécimen à colorer est mis en contact, recouvert ou immergé dans une petite quantité de colorant, et après un temps plus ou moins long, l'excès de colorant est éliminé, et la pièce rincée dans de l'eau ou une solution alcoolique. La coloration peut avoir lieu dans un verre de montre, un tube à essai, un godet en verre ou même directement sur une lame de microscope. L'objet à colorer peut-être vivant ou mort (et dans ce cas fixé ou non). Suivant la nature de la molécule, l'application du colorant peut permettre à ce dernier de rester en vie (coloration vitale) ou conduira au contraire à sa mort (les colorants ne doivent cependant pas être utilisés comme poison pour tuer des organismes vivants : le risque de souffrance est trop élevé, et d'autres méthodes plus éthiques doivent être employées).

Si l'objectif recherché peut être de colorer complètement et de manière homogène un spécimen translucide pour augmenter son contraste et permettre son observation dans de meilleures conditions (par exemple des crustacés d'eaux douces comme des daphnies, des copépodes, etc.), il est important de comprendre que l'objectif d'une coloration n'est pas de teindre un objet, comme on pourrait vouloir teindre une pièce de tissu de plus ou moins grande dimension. En microscopie, et suivant la philosophie d'Ehrlich, le but qui doit être suivi est vraiment d'essayer de colorer électivement, c'est à dire d'une manière qui soit la plus spécifique possible tout en demeurant hautement reproductible, uniquement certaines parties d'un objet qui constitue le sujet d'études : par exemple uniquement les noyaux cellulaires, ou exclusivement les tissus lignifiés d'une coupe de tige ou de racine.

Bien entendu, si l'on se retrouve en position de colorer un élément d'une cellule ou d'un tissu d'une façon donnée, on voudra sans doute en faire autant pour les autres corpuscules. Les plus belles colorations de la microscopie sont effectivement celles qui colorent le plus grand nombre d'éléments de la façon la plus variée possible. Intuitivement, on comprend que ce genre de résultats ne peut être atteint qu'en employant non pas un, mais au moins deux (coloration double), sinon trois (c'est le cas des trichromes) voire quatre (coloration quadruple) et même cinq (comme le pentachrome de Movat) colorants. Cependant, il est tout à fait possible de colorer des cellules ou des tissus avec des tons variés, si le colorant est métachromatique, comme le bleu de méthylène polychrome ou le bleu de toluidine. Ainsi, une solution de bleu de toluidine permet en botanique de colorer certains tissus en bleu, rouge ou violet. Mais dans la grande majorité des cas, deux colorants au minimum devront être employés.

Coloration double

Généralement, les colorations électives reposent sur l'emploi d'au moins deux colorants. Les premières colorations en deux étapes furent mises au point par Schwartz en 1867, avec la coloration carmin/acide picrique. Appelées colorations combinées ou doubles, elles consistent à colorer un spécimen avec un premier colorant pendant un temps plus ou moins long, à rincer la pièce à l'eau ou à l'alcool, puis à effectuer ensuite une contre-coloration avec une seconde substance colorante, d'une couleur évidemment bien différente de la première. Dans certains cas, les deux colorants sont suffisamment stables pour pouvoir être mélangés et conservés ainsi, la coloration pouvant alors avoir lieu avec une solution unique (c'est ainsi que Ranvier proposera en 1868 une modification de la coloration de Schwartz en utilisant un mélange carmin/acide picrique).

Avec un choix judicieux de colorants, il est ainsi possible d'obtenir un résultat qui soit non seulement esthétique, mais également scientifiquement satisfaisant, par la mise en évidence de tissus différents, ou d'organites spécifiques au sein d'une cellule. Ainsi, telle coloration double permettra par exemple de colorer les noyaux cellulaires ou les chromosomes (si la cellule est en division) en rouge, tandis que le cytoplasme et les parois seront teintés de vert. Autre exemple, dans une coupe réalisée dans une tige, les parois cellulosiques pourront être colorées en bleu, tandis que les tissus lignifiés ressortiront en rouge. En bactériologie, on pourra colorer une spore en vert, le reste du corps cellulaire apparaissant en rouge. Si, en théorie, toutes les combinaisons sont possibles, certains couples de couleurs sont particulièrement recherchés, aussi bien pour des questions de contraste que de beauté.

En microscopie, et comme évoquée dans la partie sur l'histochimie, la spécificité des colorations doubles peut aller très loin. Ainsi, avec le mélange vert de méthyle pyronine, il est très facile de faire apparaître dans une cellule les endroits où se trouvent l'ADN et l'ARN : le noyau cellulaire se colore en vert, tandis que le nucléole (zone du noyau où la synthèse des ARN ribosomiaux a lieu) et certaines parties du cytoplasme ressortent en rose (là encore principalement à cause des ARN ribosomiaux, les ARN messagers et les ARN de transfert n'étant apparemment pas en quantité suffisante pour pouvoir être révélés par le colorant).

Différentiation

Les colorations (souvent les doubles, mais les simples sont également concernées) nécessitent parfois le passage par une étape cruciale de différentiation. Historiquement, la première différentiation (alcoolique) sera introduite en 1869 par Böttcher pour les couleurs d'aniline. Elle sera ensuite reprise par Hermann, et inspirera fortement Flemming en 1877 pour ses études cytologiques. La différentiation s'avère nécessaire lorsqu'un colorant agit sur l'ensemble d'une cellule ou d'un tissu, en surcolorant l'ensemble. Dans cette situation, si rien n'est fait, toutes les structures seront colorées de la même manière, ce qui peut facilement rendre les préparations illisibles. Il devient donc indispensable de faire agir un liquide, qui va déteindre certains éléments, et ce de manière à faire apparaître les structures sur lesquelles le colorant va demeurer solidement fixé (au moins pour un certain temps encore, une décoloration complète pouvant souvent survenir).

Apparence d'une section de tige de bryone (coupe transversale, 15 microns d'épaisseur) au microscope, avant, pendant et après une double coloration à la safranine/vert rapide (fast green). De gauche à droite : coupe sans coloration, coupe après le bain de safranine, coupe après la différentiation à l'alcool acidifiée, et enfin coupe après la contre-coloration au fast green. Bien que la structure de la tige soit déjà très visible sans coloration, la safranine met remarquablement bien en évidence les vaisseaux du xylème au niveau des faisceaux cribro-vasculaires, ainsi que l'anneau périphérique de sclérenchyme. Le résultat de cette double coloration (présentée plus en détails ici) peut être comparé à celui d'une triple coloration comme celle de l'Etzold (crédit photo : © Philippe Labrot).

Nous avons vu avec l'hématoxyline le cas des colorations progressives et des colorations régressives. Dans une coloration progressive, le microscopiste fait intervenir un colorant peu à peu, et lorsqu'un temps suffisant est atteint, l'action de ce dernier est stoppée par un lavage. Un contrôle sous le microscope permet de s'assurer que l'intensité de la coloration est suffisante. Si ce n'est pas le cas, une nouvelle coloration peut être tentée. A l'inverse, dans une coloration régressive, l'objectif voulu est de colorer fortement, à l'excès, un objet, puis d'ôter le surplus de colorant grâce à un liquide différentiateur. Durant cette étape, les parties de l'objet qui présentent l'affinité la plus faible se décolorent, en relâchant le colorant sous forme de traînées qui deviennent visibles sur la lame ou dans le verre de montre. La différentiation doit être interrompue au bon moment (par lavage à grande eau pour entraîner le liquide différentiant, ou par neutralisation de ce dernier), sinon une décoloration totale peut se produire (le risque existe ainsi dans la coloration de Gram, qui peut échouer avec les conséquences associées si la différentiation à l'alcool est trop agressive).

Le vert d'iode permet de colorer en vert les tissus lignifiés des coupes végétales. Associé au carmin aluné, il donne le carmino-vert de Mirande, un colorant double encore très utilisé en France (crédit photo : © Philippe Labrot).

Le liquide employé pour la différentiation est souvent celui dans lequel le colorant a été dissous. L'eau distillée peut agir comme différentiateur (par exemple avec l'éosine aqueuse), mais bien souvent, il s'agit souvent d'une solution alcoolique, acidifié ou non avec des acides forts (comme l'acide chlorhydrique) ou faibles (comme l'acide acétique). Pour les colorations à l'hématoxyline aluminique, la différentiation a souvent lieu avec de l'alcool acidifié à 1%. Dans le cas de l'hématoxyline ferrique de Heidenhain, le détacheur est de l'alun de fer. Un fixateur ou une substance colorante peut aussi agir comme différentiateur, en faisant partir le colorant précédemment appliqué : c'est par exemple le cas de l'Orangé G dans la coloration safranine/violet de gentiane/orangé G de Flemming, ou le vert lumière dans la coloration safranine/vert lumière.

Mordançage

Le mordançage est un autre concept essentiel en coloration, que ce soit pour l'industrie du textile ou la microscopie. Si un teinturier cherche à obtenir les teintes les plus homogènes possibles sur les plus grandes surfaces possibles, alors que le microscopiste s'emploie au contraire à réaliser des colorations très différentielles de petits objets, dans les deux cas la présence d'un mordant peut faire toute la différence entre un échec cuisant et une réussite éclatante.

Comme son nom l'indique, un mordant est là pour donner du mordant à un colorant. Il s'agit d'une substance qui va permettre de réunir ou de marier deux composés chimiques (le colorant et sa cible) n'ayant à l'origine pas la moindre affinité l'un pour l'autre. Selon les cas, un mordant peut simplement exalter l'électivité d'un colorant, ou être totalement indispensable à son action. Le mordant peut être appliqué dans un premier temps sur l'objet à colorer (qui est ensuite exposé dans un second temps au colorant), ou directement mélangé au colorant. Ainsi, dans la coloration à l'hématoxyline ferrique, on fait d'abord agir le mordant (alun de fer) sur les coupes, puis l'hématoxyline elle-même, et l'on différencie ensuite avec le mordant. Dans d'autres protocoles et formulations, le mordant est un composé d'aluminium que l'on fait directement réagir avec l'hématoxyline pour former une laque, qui peut alors être appliquée sur l'échantillon.

En microscopie, les mordants les plus employés sont des métaux (notamment l'aluminium et le fer), mais il existe également des mordants organiques comme l'aniline, l'acide phénique, le formol (que l'on pourrait plus justement appeler accentuateurs) qui jouent parfois un grand rôle. Certains fixateurs (comme acide picrique) sont aussi d'excellents mordants. Une fixation des pièces avec le picroformol de Bouin permet ainsi de s'assurer de l'obtention de couleurs vives brillantes avec des trichromes.

Les trichromes

Une coupe transversale du thorax d'une jeune grenouille colorée au trichrome d'Azan. En histologie animale, les trichromes déploient leur pleine puissance (crédit photo : © Philippe Labrot).

D'une certaine manière, et si l'on met de côté des colorations exceptionnelles comme l'imprégnation métallique de Golgi/Cajal, les trichromes représentent un peu le saint graal du microscopiste amateur lorsqu'il est question de coloration. En faisant agir trois colorants, on s'offre effectivement la possibilité de réaliser de véritables petits chef-d'œuvres (le principal souci étant de mettre la main sur les réactifs et colorants ! bien souvent, quatre ou cinq produits sont nécessaires).

En histologie animale, la coloration la plus utilisée est celle de l'hématoxyline éosine. L'hématoxyline se charge de colorer certains éléments dans des tons bleu nuit, notamment les noyaux, le reste étant ensuite révélé par l'éosine. Avec cette coloration double (si aucun autre colorant supplémentaire n'est ajouté, comme le safran ou la phloxine), les fibres musculaires et les tissus conjonctifs prennent une coloration rose, ce qui peut diminuer la lisibilité d'une coupe et compliquer les interprétations. En se donnant pour mission de faire apparaître avec des couleurs très différentes les fibres musculaires et les fibres conjonctives, les trichromes permettent de pallier d'une manière souvent spectaculaire à ce problème (et d'en régler aussi bien d'autres).

Historiquement, le premier trichrome a été mis au point par Van Gieson en 1899. Le trichrome de Van Gieson combine une coloration à l'hématoxyline ferrique suivie d'une contre-coloration effectuée à l'aide d'une solution saturée de fuchsine acide et d'acide picrique. Cette technique possède le mérite de faire admirablement ressortir les tissus conjonctifs en rose vif. Encore couramment employée aujourd'hui, le Van Gieson est aussi le trichrome le plus facile d'accès pour l'amateur.

Si, dans la partie consacrée à l'hématoxyline, le nombre de formulations vous a donné le tournis, il en sera de même pour les trichromes, dont la variété est là aussi intimidante. Nous ne ferons ici que citer brièvement les plus connus. En 1891, le pathologiste américain Frank Mallory proposa un trichrome particulièrement efficace, qui porte désormais son nom. Dans sa forme originale, ce dernier consistait à effectuer une première coloration avec de la fuchsine acide, suivie d'un mordançage à l'acide phosphomolybdique, puis une coloration à l'aide d'un mélange de bleu d'aniline et d'Orangé G additionné d'acide oxalique. Comme c'est presque toujours le cas pour les colorations qui attirent l'attention, ce trichrome a subi ensuite de nombreuses modifications, généralement destinées à faciliter son utilisation et à améliorer encore plus ses capacités discriminantes. Ainsi, en 1905, l'acide oxalique fut éliminé, et le bleu d'aniline combiné à l'Orangé G en une solution unique, plus facile à employer. Dans le célèbre trichrome d'Azan, qui donne des colorations splendides et très contrastées avec les tissus animaux et les insectes (et que j'adore employer, même si le temps de traitement est très long par rapport à d'autres techniques : presque 4 heures), Heidenhain remplacera en 1916 la fuchsine acide par de l'azocarmine. On peut encore mentionner le célèbre trichrome du français Pierre Masson (1929), qui connaîtra lui aussi de nombreuses variantes, et qui figure en bonne place dans tous les catalogues et manuels d'histologie.

 

Philippe Labrot, 3 mai 2021

Labrot © 1997-2024. Dernière mise à jour : 23 septembre 2023. Des commentaires, corrections ou remarques ? N'hésitez pas, écrivez moi! index