Chroniques martiennes

La formation de l'hématite de Terra Meridiani

Mardi 10 février 2004
Spectre infrarouge du sol de Terra Meridiani : en jaune le spectre du sol, en rouge le spectre de l'hématite pure  (Crédit photo : NASA/JPL/Arizona State University)
La détection d’une forte concentration d’hématite dans la région de Terra Meridiani est l’une des découvertes clefs de la sonde Mars Global Surveyor, et fut à l’origine du choix de cette région comme site d’atterrissage pour le rover Opportunity. Quels sont les mécanismes qui pourraient être à l'origine de ce minéral dont l'existence est souvent liée à la présence d'eau ?

En 1998, le spectromètre d’émission thermique (TES) de la sonde Mars Global Surveyor découvre des quantités significatives d'hématite, un oxyde de fer de formule Fe2O3, dans la région équatoriale de Terra Meridiani, à environ 2° de latitude sud et 0 à 5° de longitude ouest.

En soi, la présence d’hématite sur Mars n’a rien d’étonnant. Ce minéral, qui peut exister sous une forme pulvérulente rouge, abonde à la surface de Mars, et donne à la planète sa couleur sanguine caractéristique. Constituée de grains très fins, dont la taille varie entre quelques centaines de nanomètres et quelques microns, cette hématite n’est autre que de la rouille, qui se forme dès que du fer est exposé à de l'oxygène. Lorsque la Terre s’est formée, la plupart du fer a été entraîné dans le noyau lors de la différentiation de la planète (c'est ainsi que les géologues nomment le processus d'individualisation de la croûte, du manteau et du noyau). Plus petit, le noyau de Mars n’a pas capturé autant de fer que celui de la Terre, ce qui explique la concentration relativement importante de ce métal à la surface de la planète rouge.

D'après son spectre infrarouge, l'oxyde de fer qui recouvre la région équatoriale de Terra Meridiani possède cependant une structure cristalline bien différente de la rouille qui colore le sol martien. Cette hématite serait effectivement formée de gros cristaux gris à l'éclat métallique, dont la taille dépasserait 5 à 10 microns. Elle couvrirait une zone de 750 km de longueur sur 350 km de large, et serait présente à des concentrations variant entre 5 et 15 %.

D'après les observations orbitales de Mars Global Surveyor, l'hématite de Terra Meridiani serait localisée au sein d’une seule et unique couche prise en sandwich dans un empilement de strates géologiques friables de 600 mètres d'épaisseur, qui sont probablement d’origine volcanique (basalte, andésite). Il est possible de suivre ces strates, qui restent remarquablement horizontales et uniformes, sur des centaines de kilomètres. Certains indices, comme la découverte de strates similaires (sans hématite cependant) au niveau de l’équateur et dans certains cratères d’impact, laissent penser que les couches affleurant au niveau de Terra Meridiani devaient couvrir dans le passé une superficie encore plus grande.

Les géologues estiment que les terrains de Terra Meridiani datent de la fin du noachien, ou du début de l’hespérien (environ 3 milliards d’années). Ils auraient été enfouis sous une épaisse couche de sédiments, avant d'être exhumé très récemment par l'érosion. Outre Terra Meridiani, de fortes concentrations d'hématite cristalline grise ont été décelées en seulement deux autres endroits de la surface martienne : Aram Chaos et Margaritifer Chaos.

La découverte d'hématite grise sur Mars n'a rien d'anodin, étant donné que ce minéral se forme souvent en présence d'eau, et qu'il constitue l'un des rares minéraux capables de fossiliser avec efficacité des microorganismes. Jusqu'à ce que nous détections des roches sédimentaires carbonatées (calcaire) ou siliceuse (chert), l'hématite de Terra Meridiani reste le dépôt minéral qui offre le plus de chance de découvrir des fossiles d'organismes martiens.

Cependant, si les mécanismes de formation de l’hématite actuellement connus sur Terre nécessitent souvent la présence d’eau liquide, il existe des exceptions. On comprend donc l’intérêt que les planétologues portent au mécanisme qui a donné naissance au formidable gisement métallifère de Terra Meridiani. Si on écarte l’importance économique future de cette minéralisation, qui ne prendra sans doute son sens que lorsque l’homme aura colonisé Mars, la grande question est de savoir si de l’eau liquide a bel et bien subsisté à une époque reculée sur les plaines équatoriales de Terra Meridiani, et, dans l’affirmative, si cet environnement aurait pu être propice au développement de formes de vie.

Les mécanismes qui peuvent aboutir à la formation d’hématite sont au nombre de cinq (en fait six, étant donné que l’hydrothermalisme intervient deux fois), et sont divisés en deux grandes catégories : les processus de formation primaires, ou l’hématite se forme en même temps que les roches environnantes, et les processus de formation secondaires, ou l’hématite se dépose sur des roches préexistantes.

Minerai de fer rubané (processus primaire)

L'hématite peut premièrement se former au sein de vastes étendues d'eau (océan, mer, lac) oxygénées et riches en fer. La roche dans laquelle est incorporée l'hématite porte le nom de BIF (minerai de fer rubané). Il s'agit d'une roche sédimentaire chimique, très finement laminée, qui comporte plus de 15 % de fer (la plupart du temps sous forme d'hématite) associé à des lits de chert (un matériau très résistant formé de microcristaux de quartz).

Le processus de formation des BIF donne encore lieu à d'âpres débats parmi les géologues. L'un des mécanismes les plus connus est le suivant : des organismes photosynthétiques (comme des cyanobactéries, des algues) rejettent de l'oxygène. Si cette molécule rencontre une eau très riche en fer dissous, le fer (initialement présent sous la forme Fe2+) s'oxyde en Fe3+ et précipite massivement sous la forme d'hématite.

Il est intéressant de noter que l'oxygène que nous respirons aujourd'hui, et qui a vraisemblablement été fabriqué par des cyanobactéries, n'a pu s'accumuler dans l'atmosphère terrestre il y a 2 milliards d'années environ qu'après la disparition presque totale du fer contenu dans l'eau de mer. Les premières molécules d'oxygène ont donc servi à purger le fer des océans, et c'est seulement après ce grand nettoyage que l'atmosphère terrestre a pu commencer à s'enrichir en oxygène. Il faut également noter que les BIF possèdent une grande importance économique sur Terre, puisqu'ils forment les plus importants gisements de fer au monde. Les formations de fer rubanées représenteraient effectivement quelque 600 000 milliards de tonnes de minerai de fer !

Les BIF étaient des roches très répandues pendant la première grande période de l'histoire géologique de la Terre, le précambrien. On les rencontre de 3,8 milliards d'années à 800 millions d'années. Pour les micropaléontogues, qui recherchent des fossiles de microorganismes dans les sédiments terrestres, c'est un peu le saint graal. Les BIF sont effectivement souvent très riches en microfossiles. Ainsi, dans les minerais de fer rubanés de Gunflint au Canada (2,1 milliards d'années), on retrouve de très nombreux microfossiles (des sphères, des filaments, etc), non seulement au niveau des lits quartzeux (les cherts) mais également dans les lits d'hématite. Au niveau des cherts, les cellules renferment encore un peu de matière organique et au microscope optique, elles apparaissent oranges, brunes ou noires. Dans l'hématite, les cellules peuvent être totalement remplacées par l'oxyde de fer.

Il est cependant peu probable que l'hématite de Terra Meridiani existe sous la forme de BIF. Le TES de Mars Global Surveyor n'a effectivement pas détecté de quartz, un minéral presque toujours associé aux BIF. Soit ce dernier n'existe pas, soit il est présent en trop petites quantités pour être mis en évidence par le TES (dont la limite de sensibilité est de 5 %). En admettant que Terra Meridiani renferme des formations de fers rubanées, ces dernières seraient bien différentes de nos BIF terrestres.

Si l’hématite de Terra Meridiani s’est déposée au fond d’un lac, celui-ci aurait également du laisser des traces de son existence. Or aucun dépôt évaporitique (des sels comme le sel de cuisine - que les géologues appellent halite - ou le gypse), qui ne manque pas d'apparaître lorsqu'une pièce d'eau s'évapore, n'a été identifié par le TES.

Autre problème, et non des moindres, l'altimètre laser (MOLA) de la sonde Mars Global Surveyor n'a pas trouvé sur Terra Meridiani la moindre trace topographique d'un ancien bassin lacustre ou océanique. Certains scientifiques estiment donc que cette région n'a jamais été recouverte par une vaste étendue d'eau liquide. Dernier argument contre un dépôt en milieu liquide : l’âge des strates géologiques. Ces dernières, qui datent comme nous l’avons vu de la fin du noachien ou du début de l’hespérien, se sont effectivement déposées après la période chaude et humide de Mars, au cours de laquelle l’eau existait à l’état liquide …

Hématite hydrothermale (processus primaire)

L'hématite abonde également dans les systèmes hydrothermaux. Ces milieux ou de l'eau chaude circule dans des fissures de la croûte permettent la précipitation de nombreux minéraux riches en fer, dont l'hématite. Le principe est le suivant : une eau très chaude percole à la faveur de fissures dans des roches volcaniques riches en minéraux ferreux et dissout le fer. Ce fluide continue à circuler pendant un certain temps, puis finit par se refroidir : le fer, qui ne peut plus rester en solution, n'a alors d'autres choix que de précipiter dans les veines et les fractures des roches environnantes. Outre l'hématite (Fe2O3), se forme généralement d’autres minéraux riches en fer comme la goethite (alpha-FeO OH), la ferrihydrite (Fe2O3 H2O), la sidérite (carbonate de fer, FeCO3) et encore la nontronite (une argile riche en fer). Lorsqu'elle est d'origine hydrothermale, plutôt que d'apparaître sous la forme de lits comme dans le cas des BIF, l'hématite forme des veines et remplit les pores des roches à l'intérieur desquelles elle a précipité.

Sur Mars, l'activité hydrothermale semble avoir été assez répandue, et il est possible qu'elle ait touché Terra Meridiani. La présence, à proximité des trois régions riches en hématite identifiées par Mars Global Surveyor, de vallées de débâcles, constitue des évidences de la présence passée d’eau liquide, qui aurait très bien pu alimenter des systèmes hydrothermaux.

Cependant, les spectres du TES de Mars Global Surveyor ne montrent pas la présence d'autres minéraux typiques de l'hydrothermalisme, comme les sulfures. Ces derniers pourraient cependant être présents en petites quantités, et n’être découvert que par les deux spectromètres d'Opportunity.

De plus, sur Terre, les systèmes hydrothermaux sont relativement ponctuels, et ils ne se développent pas sur des régions aussi importantes que Terra Meridiani. Enfin, aucune formation hydrothermale, qui laisse pourtant des traces significatives dans le paysage, n’a été identifiée. Pour certains scientifiques, l'hématite de Terra Meridiani ne pourrait donc être d'origine hydrothermale.

Oxydation thermique (processus primaire)

L'hématite peut également se former par oxydation thermique de magnétite (un oxyde de fer de formule Fe3O4 que l'on rencontre couramment dans certaines roches volcaniques comme les basaltes). Ce mécanisme n'implique pas la présence d'eau liquide, contrairement aux quatre autres. L'hématite formée de cette manière aurait tendance à être dispersée dans la roche, et à former des grains très fins. Elle serait également associée à des cristaux de magnétite non oxydé.

Le mécanisme d’oxydation thermique nécessite cependant une activité volcanique importante, or aucun volcan n'a été détecté à proximité de Terra Meridiani. Pourtant, dans le cas de Mars, la présence d’une source volcanique locale n’est peut-être pas obligatoire. La faible gravité martienne pourrait effectivement tout à fait favoriser la dissémination de cendres sur des vastes distances. Les matériaux volcaniques qui drapent Terra Meridiani pourraient donc avoir été rejetés par des édifices volcaniques fort éloignés, comme les volcans de Tharsis.

Lessivage (processus secondaire)

Le quatrième mécanisme concerne le lessivage de roches riches en fer par des eaux relativement froides et acides. Des hydroxydes de fer sont extraits, transportés par les fluides en circulation, avant d'être redéposés plus loin, éventuellement sous forme d'hématite quand les conditions (comme l'acidité) changent ... Sur Terre, ce mécanisme donne naissance à des sols très riches en hématite (cuirasse ferrugineuse des sols latéritiques africains des climats tropicaux ou subtropicaux par exemple). Ce type de formation semble compatible avec ce que les scientifiques ont pour l’instant observé sur Terra Meridiani, même si l'hématite formée par lessivage a plutôt tendance à être rouge à grains très fins que grise à gros grains ...

Patine désertique (processus secondaire)

Ce mécanisme de formation d'hématite est particulièrement intéressant. Dans les déserts terrestres, les pierres sont fréquemment recouvertes d'une patine sombre qui possède une composition chimique indépendante de la roche sur lequel elle s'est développée, et qui masque totalement la nature de cette dernière à un observateur extérieur. Ce vernis désertique est composé d'un mélange infâme d'argiles (70 % en moyenne), d'hydroxydes et d'oxydes de fer et de manganèse. Les analyses montrent toujours la présence d'hématite (Fe2O3), de magnétite (Fe3O4) et de maghémite (gamma-Fe2O3). L'épaisseur de la patine est relativement faible, puisqu'elle varie souvent entre 0,005 et 0,5 mm. Elle s'étend généralement sur des roches résistantes, dont la surface ne se désagrége pas facilement au cours du temps. Etant donné que certaines roches altérées ne contiennent qu'une faible quantité de fer et de manganèse, ces deux éléments pourraient être apportés par l'eau (de surface ou atmosphérique), le vent ou les deux.

Le mécanisme de formation de la patine du désert est controversé : sur Terre, des microorganismes capables d'oxyder le fer (comme Metallogenium, Pedomicrobium ou Arthrobacter), ainsi que certaines moisissures pourraient jouer un rôle majeur dans l'apparition de ce vernis minéral, et de nombreuses espèces sont d'ailleurs minéralisées lors de la formation de la patine. Une telle patine pourrait parfaitement recouvrir la plupart des roches martiennes.

Rien ne permet cependant d'expliquer pourquoi une patine désertique recouvrirait seulement les roches de Terra Meridiani, et pas des étendues beaucoup plus importantes de la surface martienne. De plus, comme dans le cas du lessivage, l'hématite aurait plutôt tendance à être rouge à grains très fins que grise à gros grains ...

Hydrothermalisme (processus secondaire)

L’hydrothermalisme peut également intervenir en temps que processus de dépôt secondaire. Contrairement au processus primaire, ou l’activité hydrothermale est responsable de la mise en place de l’hématite et des innombrables couches géologiques associées, l’hématite précipite ici sur des roches préexistantes, à partir d'un fluide circulant à la faveur de fissures.

Pour certains scientifiques, cet hydrothermalisme secondaire serait le mécanisme le plus cohérent avec les observations topographiques, géologiques et spectrales effectuées jusqu’à présent. Dans un premier temps, des volcans, comme ceux de Tharsis, auraient craché à de nombreuses reprises d’importants volumes de scories et de cendres, qui auraient formé, une fois au sol, d’imposants dépôts volcaniques. Une circulation de fluides hydrothermaux se serait alors mise en place au sein de ces dépôts, en laissant derrière elle de l’hématite.

Jusqu'à présent, la seule certitude que nous ayons est que l’hématite de Terra Meridiani est belle et bien réelle. Le spectromètre MiniTES qui équipe le rover Opportunity a effectivement confirmé les résultats du TES de Mars Global Surveyor, en détectant d’importantes quantités d’hématite au niveau de son site d’atterrissage. L’hématite serait particulièrement abondante au niveau d’une couche sombre surmontant l’affleurement rocheux du cratère au fond duquel Opportunity s’est posé. L’affleurement lui-même est pauvre en hématite, et ce minéral est également absent au niveau des régions ou la couche la plus superficielle du sol a été enlevée par les airbags. L’oxyde de fer semble donc être localisé à proximité immédiate de la surface, dans une couche de sol très fine …

Pour identifier le processus à l’origine de l’hématite de Terra Meridiani, les géologues vont s'appuyer sur la texture des grains, les spectres infrarouges du MiniTES ou l'association du minéral avec d'autres minéraux mineurs, qui sont présents en trop petites quantités pour être visibles depuis l'orbite martienne, mais qui ne devraient pas échapper aux spectromètres APXS et Mössbauer du rover. Reste à espérer qu'Opportunity trouve assez d'indices pour résoudre le mystère de l'origine de l'hématite de Terra Meridiani, y compris dans le cas ou son mécanisme de formation serait inconnu des terriens ...

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